Après des mois de débats acrimonieux, Washington s'apprête à changer les règles du jeu sur Wall Street. Dépeintes comme amorales, les sociétés financières se rebiffent. Comment cette opposition se vit-elle de l'intérieur? Regards de Québécois qui travaillent à New York

Complet charbon et chemise blanche, cheveux courts et lunettes fines, François Trahan, 41 ans, a le look du parfait banquier.

Pas étonnant : cela fait 12 ans que ce diplômé de l'Université de Montréal roule sa bosse sur Wall Street. Avant de fonder sa firme avec un ancien collègue cet hiver, il était stratège en chef à la firme Bear Stearns & Co puis au groupe ISI.

Les success story à l'américaine font toujours envie. Mais pour la première fois, il y a trois semaines, François Trahan a goûté au mépris.

Ce jour-là, il saute dans un taxi jaune pour se rendre à un rendez-vous. Mais lorsqu'il ouvre la portière après avoir réglé sa course, le chauffeur l'injurie. «Je ne sais pas s'il était insatisfait du pourboire, mais il a craché par terre en me traitant de maudit banquier de chez Goldman Sachs», raconte-t-il, attablé au café du chic Palace Hotel.

Cet économiste se rappelle qu'à son arrivée à New York, en 1998, travailler chez Goldman Sachs était considéré comme le sommet de la réussite professionnelle. «C'est rendu un juron !» dit François Trahan, encore médusé.

Rien n'indique que le vent tournera de sitôt. Le jour de notre passage à New York, les dirigeants de Goldman Sachs étaient sur tous les écrans des traders et des mainteneurs de marché sur le parquet en rénovation du NYSE, tandis que la moyenne Dow Jones plongeait de 213 points après une baisse de la cote de crédit de la Grèce. Pendant 11 heures, des sénateurs ont fustigé le grand patron Lloyd Blankfein et ses collègues, dont le trader Fabrice Tourre, accusé de fraude au civil par les autorités boursières des États-Unis.

Ce soir-là, dans le grand appartement de Midtown de Bruno Caron, un actuaire de 28 ans à l'emploi de Towers Watson qui a gentiment réuni une dizaine de Québécois qui travaillent sur Wall Street pour discuter des lendemains de la crise, tous ne parlaient que de cela.

Ces financiers ont l'impression que, à six mois des élections de mi-mandat, Goldman Sachs est ciblée par des politiciens en mal de réélection. «C'est Goldman qui se retrouve sur la sellette, alors qu'en réalité, elle n'a rien fait de différent des Merrill, Citigroup, Bear, Lehman et compagnie», dit un analyste.

«Dans le monde banquier, c'est buyer beware», renchérit le vice-président d'une grande banque. Traduction: c'est aux investisseurs de faire attention, pas aux institutions qui peuvent parier en secret contre les produits qu'ils vendent.

«Il n'empêche que Goldman a toujours prétendu avoir une certaine supériorité morale sur les autres firmes, alors qu'aujourd'hui, on découvre qu'elle est pareille aux autres», note le vice-président d'une firme d'investissement privé.

À l'emploi de firmes américaines qui n'accordent aucune entrevue en cette période de tourmente politique, ces professionnels refusent de parler à visage découvert. François Trahan, qui est son propre patron, peut le dire tout haut, lui.

«Dans l'industrie financière, il y a beaucoup de sympathie pour Goldman Sachs, surtout pour ses dirigeants. On a l'impression qu'ils sont persécutés.»

Malgré tout, le lustre de Goldman s'est terni en raison de l'incertitude qui entoure maintenant la firme. «S'ils se faisaient approcher par eux, la majorité de mes collègues ne rappelleraient même pas !» dit François Trahan.

Le procès de Goldman Sachs, c'est le jugement de l'Amérique sur Wall Street.

Voilà deux ans que le gouvernement a orchestré son premier sauvetage en aidant la banque JPMorgan Chase à racheter Bear Stearns, qui coulait sous le poids de ses pertes associées à des prêts hypothécaires à haut risque. Grâce aux nombreux «bailouts», la Bourse a effectué un retour spectaculaire en 2009. Ainsi, plusieurs banques ont remboursé, en tout ou en partie, les milliards prêtés.

Malgré tout, Wall Street ne s'est pas encore remise. Les anciens collègues d'hier ne se sont pas tous replacés. Et le marché immobilier de New York reste déprimé.

Comme plusieurs de ses amis, Frédéric Boucher, vice-président de RBC Marché des capitaux, s'est fait offrir deux mois de loyer gratuits sans même qu'il le demande. «Les proprios ont encore peur de perdre leurs locataires», dit cet analyste de 38 ans.

Dans les rues animées du quartier Flatiron, le nombre de restaurants vacants est frappant, en dépit des critiques élogieuses de Zagat scotchées en vitrine. En revanche, il y a une chose qui s'est parfaitement rétablie : le chèque de paie.

Malgré les contraintes de Washington sur les salaires des dirigeants des firmes renflouées, la rémunération sur Wall Street a établi un record en 2009. Les salaires, primes et avantages versés par les 38 plus grandes firmes à capital ouvert ont atteint 140 milliards US en 2009, calcule le Wall Street Journal. C'est 3 milliards de plus qu'en 2007!

«Pour se mettre riche, c'est un milieu sans pareil. Tu peux travailler pendant 10 ou 15 ans et prendre ta retraite», dit Alexandre (nom fictif), vice-président d'une banque américaine âgé de 35 ans.

En quittant une firme d'actuaires pour Citigroup en 2007, Alexandre a triplé sa rémunération. Mais les déboires de Citigroup ont mené à son licenciement, en 2008. Son départ lui a coûté une fortune : ses actions ne valaient presque plus rien et il a laissé derrière lui l'essentiel de son bonus.

Malgré tout, ce financier n'en garde aucune amertume. Aussi, pour rien au monde, Alexandre ne retournerait au Québec «une province socialiste où les riches sont taxés à outrance».

«Quand le gouvernement se met en tête de réglementer la paye, j'ai un gros problème avec cela. Il ne faut pas nécessairement payer moins mais mieux, en liant la paye à la performance en fonction du risque», dit ce Québécois originaire d'un village des Bois-Francs.

Sur Wall Street, la valeur d'un homme se mesure à son salaire, constate François Trahan. «Washington ne pourra pas aller si loin que cela parce que l'industrie, hautement mobile, déménagera à Hong Kong ou ailleurs», dit-il, en donnant l'exemple de hedge funds de Londres qui sont partis en Suisse.

Avec toute la bonne publicité qu'elles ont reçue, les banques canadiennes à New York en profitent déjà. «Auparavant, ce n'était pas dans le cours normal des choses qu'un Américain à l'emploi de Citigroup ou de Lehman aille travailler pour une banque canadienne, dit Frédéric Boucher, de RBC. Mais depuis que la crise a éclaté, nous embauchons à pleines portes.»

Plus simple à comprendre, la rémunération sur Wall Street est ce qui choque le plus Main Street. Mais c'est l'aspect le plus visible d'une réforme complexe qui vise à prévenir un autre crise. Par exemple, le gouvernement veut réglementer les produits financiers complexes et opaques dont les effets secondaires sont mal cernés.

Toutefois, les Québécois interrogés voient mal comment circonscrire l'utilisation des produits dérivés, qui se retrouvent partout. À leur yeux, Washington risque de jeter le bébé avec l'eau du bain.

«Pour nos clients, des caisses de retraite, c'est une façon de réduire leurs risques, afin que l'argent fluctue de la même façon que le passif actuariel. Cela n'a rien à voir avec de la spéculation», dit Alexandre.

Plutôt que de limiter l'usage des swaps de défaillance (CDS), pourquoi ne pas exiger des émetteurs qu'ils constituent des réserves afin qu'ils puissent honorer leurs obligations, comme cela se fait dans le secteur de l'assurance, fait valoir Bruno Caron.

Comme plusieurs des financiers rencontrés, cet actuaire préconise des interventions fines plutôt que de grandes interdictions à l'emporte-pièce. L'application des lois, souvent défaillante, est aussi préférable à la prolifération de nouvelles règles.

François Trahan met toutefois les choses en perspectives. «Même si Wall Street crie au meurtre, à la fin, les gens seront capables de vivre avec la réforme», dit ce stratège.

«Là, ils ont juste hâte de savoir avec quel environnement ils devront vivre. Pour trouver toutes les manières de contourner les nouvelles règles...»