Catherine possède une petite propriété dans les Laurentides, qu'elle vient de mettre en vente, pour s'assurer quelques revenus de retraite.

« J'ai maintenant un acheteur pour cette maison, qui est ma résidence principale, et mon fils me réclame une part de la vente, disant qu'il est propriétaire de la moitié de cette résidence avec ses soeurs », indique la femme de 68 ans.

UN TERRAIN HÉRITÉ DE SON PÈRE

Catherine s'est mariée en 1969, dans le régime matrimonial de la séparation de biens. Sa mère lui a légué, en avance sur la succession, un des terrains que son défunt mari avait acquis dans les Laurentides.

Au tournant des années 80, Catherine y a fait construire une petite maison, qui a été complétée au fil des ans.

« Sur une période plus ou moins longue, j'ai investi la majorité des sous, année après année, argent qui provenait de la succession de mon père, car je n'ai travaillé à l'extérieur qu'une couple d'années. J'étais ménagère à temps plein. »

Son mari y a contribué pour environ 15 000 $.

« Quelques années plus tard, ça allait plus ou moins entre nous deux. Il m'a dit : je veux que tu me signes une hypothèque comme quoi j'ai mis 15 000 $. C'est une hypothèque que je n'avais pas à payer à moins de le laisser. »

Elle le quitte une dizaine d'années plus tard, au courant 1998.

« Je lui ai dit : garde la maison principale, moi je vais prendre la résidence secondaire, qui est déjà à moi, en fin de compte. »

Elle demande le divorce, que son mari lui refuse. Celui-ci apprend ensuite qu'il est atteint d'un cancer généralisé, dont il meurt très rapidement en 1999 - donc toujours marié.

Catherine a alors mis la maison principale en vente, dont le prix a été séparé pour moitié entre elle et ses enfants.

VENDRE POUR VIVRE

Les années ont passé, et Catherine veut maintenant vendre la maison secondaire, qu'elle habite toujours.

« Étant donné que le terrain me venait de la succession, je pensais que la propriété était à moi complètement, dit-elle. Mais mon fils est un peu plus avide. Il dit que la maison n'est pas à moi et qu'elle entre dans le patrimoine. »

« Il est allé voir un avocat, puis un notaire, il s'est informé. »

QU'EST-CE QUI APPARTIENT À CÉSAR ?

« Dois-je lui verser un tiers de l'hypothèque de 15 000 $ que mon mari a calculé avoir investi ? Ou séparer en trois parties égales entre mes trois enfants la valeur de la maison en 1999, au moment du décès de mon mari ? »

Catherine, qui ne touche que la rente de la RRQ, la pension de la Sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti, a besoin de ce capital pour vivre, aussi modestement soit-il. De toute manière, à sa mort, la succession sera divisée également entre son fils et ses deux filles, qui pour leur part ne lui demandent rien.

« S'il vous plaît, aidez-moi dans ce dilemme familial, je suis très honnête et je veux rendre à César ce qui est à César. »

Ce n'est pas le prénom de son fils.

PORTRAIT

CATHERINE, 68 ANS

Retraitée

Revenus 

• Régime de rentes du Québec, pension de la Sécurité de la vieillesse, supplément de revenu garanti

• Aucune rente de retraite

• Aucun Régime enregistré d'épargne-retraite (REER)

• Elle veut vendre sa résidence dans les Laurentides pour compléter ses revenus de retraite insuffisants. La hausse des impôts fonciers ne lui permet plus d'y habiter.

Valeur de la propriété : environ 225 000 $

À LA MANIÈRE D'HERCULE POIROT

Le fils de Catherine semble alléguer que ses deux soeurs et lui auraient des droits sur la partie de la propriété des Laurentides qui aurait été dévolue à leur père en vertu de la Loi sur le patrimoine familial.

Est-ce possible ?

Après une conversation avec notre lectrice, la notaire Guylaine Lafleur, du cabinet Bachand Lafleur Groupe conseil, a pris les choses en main.

Suivons-la pas à pas dans sa démonstration.

LE TERRAIN

Selon, l'article 415 du Code civil du Québec, « les biens échus à l'un des époux par succession ou donation avant ou pendant le mariage » sont exclus du patrimoine familial, rappelle-t-elle.

C'est le cas du terrain des Laurentides où la résidence secondaire a été construite.

« J'ai consulté l'index des immeubles du Registre foncier et on voit qu'elle a reçu le terrain de la succession de son père », dit Guylaine Lafleur.

« Ce sont des cadastres pour lesquels toutes les données ont été inscrites à la main et ce sont des microfilms maintenant disponibles en PDF. »

LE BÂTIMENT

Le terrain n'était donc pas inclus dans le patrimoine. Mais qu'en est-il de la maison qui y a été construite ?

Outre le terrain, Catherine avait également hérité d'une somme d'argent. Or, un bien acheté avec de l'argent reçu en héritage est lui aussi exclu du patrimoine familial, souligne Me Lafleur.

« Je lui ai demandé si elle a payé la construction de la maison à même l'argent hérité. »

Catherine a répondu oui.

Pouvait-elle le démontrer ?

Oups.

Après toutes ces années, elle n'a pas conservé les documents nécessaires.

PRÉSOMPTION D'INNOCENCE

En faveur de Catherine, Me Lafleur cite l'article 951 du Code civil du Québec, qui « vient dire que la propriété du sol emporte celle du dessus ».

En d'autres mots, sur un terrain dont elle a hérité et qui lui appartient en propre, Catherine a construit un bien, qu'on présume donc lui appartenir.

Cette présomption peut toutefois être renversée, preuves à l'appui. C'est ce qui pourrait se produire dans un litige de patrimoine familial entre deux conjoints vivants, où souvent « les articles du patrimoine sont interprétés par les juges de façon à favoriser un patrimoine partageable ».

Mais nous sommes ici dans un contexte de lointain décès, et Catherine a des arguments en sa faveur.

À l'époque de la construction, elle restait à la maison avec les enfants et n'avait pas de revenu. La seule somme importante dont elle aurait pu disposer ne pouvait provenir que d'un héritage. Par ailleurs, l'emprunt de 15 000 $ auprès de son mari montre que celui-ci ne participait pas financièrement au projet.

UN BÂTIMENT COUPABLE (EN DEUX) ?

Fiston pourrait se rabattre sur le principe que les 15 000 $ empruntés pour la construction font nécessairement partie du patrimoine familial, puisqu'il s'agit d'un emprunt contracté durant le mariage.

Quelle part reviendrait alors à la succession du conjoint défunt - c'est-à-dire à fiston et ses deux soeurs ?

Guylaine Lafleur donne un exemple de calcul simplifié.

Supposons que la construction de la maison a coûté 60 000 $, pour laquelle Catherine a versé 45 000 $ avec l'argent de son héritage. Il lui manquait 25 % des fonds nécessaires, soit 15 000 $, qu'elle a dû emprunter.

En théorie, le quart de la valeur du bâtiment ferait donc partie du patrimoine partageable entre conjoints. Ce quart est partagé en deux : la moitié reviendrait à Catherine (12,5 % de la valeur du bâtiment au moment de la mort) et l'autre moitié (12,5 %) au mari ou à sa succession.

Là-dessus, comme Hercule Poirot dans une scène finale, notre notaire tire un autre lapin de son chapeau.

COUP DE THÉÂTRE

« Tous les droits sont prescrits », lance-t-elle.

« [Un droit au partage du patrimoine s'ouvre] au moment de la dissolution du mariage, qui survient soit par un divorce ou l'annulation du mariage, soit par un décès », précise Guylaine Lafleur.

Une personne qui aurait un droit ou une créance découlant de ce patrimoine a trois ans pour le faire valoir. Cette prescription de trois ans s'applique dès la connaissance du décès. Au-delà de ce délai, « son droit s'éteint ».

L'ex-conjoint de Catherine est mort en 1999.

Pour réclamer maintenant une part du bâtiment en vertu du patrimoine familial, il faudrait que fiston n'ait jamais su que son père était mort. Cette preuve est difficile à faire quand on a déjà accepté son héritage !

L'EMPRUNT DE 15 000 $

Il ne reste plus que la question de la dette hypothécaire de 15 000 $ que Catherine avait contractée envers son conjoint d'alors.

Pour en avoir le coeur net sur sa teneur, Guylaine Lafleur a demandé à Catherine le numéro d'inscription de l'acte d'hypothèque, dont elle a obtenu une copie.

Le document a été signé en 1981. Il indique que « la somme prêtée ne portera pas intérêt » et que « l'emprunteur s'engage à rembourser ladite somme dans un délai de cinq ans », soit le 16 avril 1986.

« Les cinq ans ont passé, monsieur n'a pas réclamé, madame n'a rien versé, la somme ne portait pas intérêt, ils se sont séparés ensuite, puis monsieur est décédé », résume la notaire.

En d'autres mots, la dette est elle aussi prescrite. « Catherine pourrait donc faire radier l'hypothèque sans problème. »

Elle lui glisse une dernière précision : « Quand vous aurez vendu, si vous voulez leur donner chacun 5000 $, vous pourrez le faire. »

C'était exactement l'intention de Catherine.