Étienne a l'intention de devenir millionnaire. « Et peut-être même multimillionnaire, pourquoi pas ? », ajoute-t-il, optimiste.

Ce n'est pas en travaillant comme un fou pour avoir un revenu dans les six chiffres que le jeune fonctionnaire de 38 ans a l'intention d'accumuler une telle cagnotte. Son truc, c'est plutôt d'épargner systématiquement une bonne partie de ce qu'il gagne, en vivant en dessous de ses moyens : avec des revenus nets de 62 000 $ par année, il a réussi à faire des placements de 27 000 $ l'année dernière.

« Je ne me prive de rien, j'estime avoir un rythme de vie normal. » - Étienne

« C'est une question de choix. Chaque dollar d'épargne fait une grosse différence à la longue, alors ça m'incite à surveiller même les petites dépenses. Par contre, quand on a envie de passer une semaine dans une auberge réputée, on y va sans se poser de questions », explique Étienne, qui est devenu papa pour la première fois il y a deux ans.

S'ENRICHIR EN ÉTANT LOCATAIRE

Ce souci de dépenser judicieusement l'incite à être locataire à Montréal, même s'il est propriétaire de deux triplex en banlieue. « Nous ne voulons pas déménager en banlieue, dit Étienne. C'est beaucoup plus pratique d'habiter près de notre lieu de travail. Mais l'immobilier est trop cher à Montréal. »

Avec un loyer de moins de 800 $ et peu de frais de transport, le couple se donne une bonne marge de manoeuvre financière.

Sa conjointe et lui ont déjà des épargnes de 437 000 $. Étienne cotise aussi au régime de retraite des employés du gouvernement du Québec, qui devrait lui donner une rente de 35 000 $ lorsqu'il cessera de travailler. De plus, il a accumulé une équité de 325 000 $ sur ses deux immeubles. Inutile de dire qu'il n'a aucune dette, outre ses emprunts hypothécaires.

Étienne ne se contente pas d'accumuler. Il consacre beaucoup d'efforts à faire fructifier son bas de laine, en gérant lui-même ses placements. « Je me suis informé sur la Bourse pendant deux ans avant de commencer à y investir, confie-t-il. Je ne fais pas de syncope quand ça baisse. J'investis pour le long terme. »

DES IMMEUBLES COMME LEVIER

Il a réhypothéqué l'un de ses immeubles, il y a trois ans, pour dégager une somme supplémentaire de 120 000 $ à investir, ce qu'on appelle un prêt levier. Est-ce que ce fut rentable d'emprunter à un taux d'intérêt de 2,5 % pour faire des placements à la Bourse, qui viennent de piquer du nez ? « Ce n'est pas le bon moment pour poser la question, répond Étienne. On ne peut pas regarder juste les trois dernières années. Mais en ce moment, il y a de bonnes occasions d'achat. »

Il a tellement confiance en ses talents d'investisseur qu'il songe maintenant à remettre cela. « En réhypothéquant mes immeubles à 80 % de leur valeur, je pourrais aller chercher 255 000 $ de plus », dit-il.

Il aimerait cependant avoir l'avis d'un expert à ce sujet. Sa stratégie est-elle trop risquée ? Vaut-il mieux laisser ses immeubles prendre de la valeur et lui rapporter des revenus de location, jusqu'au jour où il décidera de les vendre et d'empocher son profit ?

BÂTIR SA LIBERTÉ

Mais au fait, Étienne, pourquoi vouloir devenir millionnaire si vous dépensez si peu ? « C'est comme un défi, répond-il. Je veux montrer qu'avec un salaire normal, mais beaucoup de discipline, on peut y arriver. Je ne veux pas être riche pour étaler ma richesse. Ce n'est pas une BMW qui me rendrait heureux. Mais j'aime pouvoir voyager quand j'en ai envie. J'aime savoir que je peux prendre une sabbatique si je veux. »

Il a l'intention de prendre sa retraite avant 60 ans et aimerait que sa conjointe, sept ans plus jeune que lui, puisse arrêter au même moment, ce qui leur donnerait plusieurs années pour pouvoir faire de longs voyages.

PORTRAIT DE LA SITUATION

ÉTIENNE, 38 ans, fonctionnaire

Salaire : 67 000 $

Dividendes, intérêts et revenus locatifs : 8500 $

Total : 75 500 $

KHADIJA, 31 ans, technicienne

Salaire : 40 000 $

Conjoints de fait, un enfant de 2 ans

PLACEMENTS D'ÉTIENNE

Liquidités : 18 500 $

REER : 45 700 $ + 7700 $US, actions

CELI : 41 000 $, actions

REEE : 12 000 $, actions

Compte investissement non enregistré : 75 000 $ + 59 000 $US, actions

Compte à intérêt élevé : 106 000 $

Régime de retraite : rente prévue de 35 000 $/an

PLACEMENTS DE KHADIJA

Liquidités : 16 000 $

REER : 18 000 $

CELI : 34 500 $

Compte à intérêt élevé : 17 000 $

IMMEUBLES ÉTIENNE

 - Immeuble 1, construit en 2006

Valeur : 465 000 $

Solde hypothécaire : 321 000 $

 - Immeuble 2, construit en 2009

Valeur : 525 000 $

Solde hypothécaire : 343 000 $

UN RISQUE INUTILE

Pourquoi Étienne prendrait-il le risque d'emprunter pour investir, alors que, en continuant d'épargner comme il le fait, il aura plus d'argent que nécessaire pour vivre une retraite en tout confort ?

Le planificateur financier Daniel Laverdière, expert-conseil pour la Banque Nationale Gestion privée, se pose la question. Parce que la stratégie du prêt levier est un pari réservé aux investisseurs les plus téméraires, souligne-t-il.

L'objectif de 1 million peut ressembler à un chiffre magique, mais Étienne n'a pas besoin de prendre de tels risques pour l'atteindre. « Et puis, ce montant ne veut rien dire, en réalité, fait-il remarquer. Il serait plus logique de viser, par exemple, un revenu de 70 000 $ par année pendant toute sa retraite. Le montant accumulé importe peu, il faut plutôt savoir ce qu'on veut en faire. »

L'expert souligne d'ailleurs qu'un million n'est pas une somme astronomique, si elle doit nous servir à vivre pendant 30 ans : elle permet de dépenser 30 000 $ par année.

L'expert ne recommande pas le prêt levier à Étienne, pour plusieurs raisons : 

1. PAS BESOIN DE CET ARGENT 

Daniel Laverdière a projeté la situation du couple en 2065, quand Étienne aura 87 ans, s'il maintient ses dépenses et son épargne actuelles. Conclusion : ils auront des actifs de 2,5 millions !

Et cette projection ne tient même pas compte des revenus de loyer des immeubles (qui demandent des calculs plus complexes). De plus, il a calculé des dépenses annuelles de 70 000 $, alors que le couple affirme dépenser moins que cela.

EN CHIFFRES

Coût de vie d'Étienne et Khadija, maintenant et pendant toute leur retraite : 

70 000 $/an* 

Épargne annuelle, d'ici leur retraite : 

23 000 $/an* 

Capital accumulé au moment de la retraite : 

1,8 million (1) 

Capital restant en 2065 : 

2,5 millions (1)

*indexé selon l'inflation

(1) en dollars courants

Projection basée sur un taux d'inflation de 2 % et des rendements moyens de 4,5 %

2. PLUS PAYANT DE PAYER SES DETTES 

Le couple a 120 000 $ dans des comptes à intérêt élevé, qui rapportent environ 1 % par année. Étienne les considère comme son coussin de sécurité et y puise lorsque des occasions d'achat se présentent en Bourse.

Avec une inflation moyenne de 2 %, un rendement de 1 % représente une perte, souligne M. Laverdière. « Rembourser son hypothèque à 2,5 % d'intérêt est un bien meilleur placement, dit-il. En empruntant pour investir à la ourse, tu espères obtenir un rendement plus élevé que ton taux d'emprunt. Mais avec un rendement de 1 %, tu as la certitude de perdre. »

En cas d'imprévu, Étienne pourra toujours demander une marge de crédit hypothécaire, si ses liquidités sont insuffisantes.

3. RISQUES ÉLEVÉS

« Si on investit notre 100 000 $ à la bourse et qu'on perd tout, on se retrouve à zéro. Mais si on investit un 100 000 $ emprunté et qu'on perd tout, on est à moins 100 000 $. On a encore cette dette à rembourser », insiste Daniel Laverdière.

Un investisseur ayant emprunté sur la valeur de sa propriété risquerait de perdre sa maison.

La bourse peut offrir des rendements intéressants. « Mais on n'est jamais à l'abri d'une baisse », souligne-t-il, citant les exemples de Nortel et de Bombardier. « Étienne n'a pas encore fait l'expérience de placements qui piquent du nez. Il a beau dire que c'est le temps d'acheter, on ne sait jamais quand ça remontera. »

« Cette stratégie convient seulement aux gens qui peuvent se permettre de TOUT perdre. »

Plusieurs investisseurs aiment savoir que les intérêts payés sur leur emprunt sont déductibles d'impôt, s'ils empruntent pour investir. Ils apprécient « empêcher les autorités fiscales de mettre leurs méchantes mains sur le fruit de leur dur labeur », remarque Daniel Laverdière.

Mais adopter une stratégie mal adaptée à sa situation seulement pour faire un pied de nez au fisc est une très mauvaise idée.

D'ailleurs, chaque année, plusieurs conseillers en placement se retrouvent devant le Comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière parce qu'ils ont fait souscrire des prêts levier à des clients n'ayant pas le profil pour une telle stratégie, et qui n'avaient pas été assez informés des risques. Évidemment, ces investisseurs ont perdu gros.

Dans une étude réalisée il y a plusieurs années pour Industrie Canada, on soulignait que « ces programmes engendrent des commissions de vente quatre fois plus élevées pour l'intermédiaire, et des commissions périodiques quatre fois plus élevées. Les organisations de fonds commun de placement reçoivent quatre fois le montant d'actif sous gestion, sur lequel sont calculés leurs frais de gestion, de sorte qu'elles sont incitées à parrainer ou à appuyer ces instruments en contribuant à des campagnes de commercialisation conjointes, à l'embauche de conférenciers et à la tenue d'ateliers ».