Bien des parents se font un devoir d'aider financièrement leurs enfants adultes pour qu'ils aient un bon départ dans la vie. Mais que faire quand cette aide nuit à nos projets de retraite et que notre progéniture semble avoir développé une dépendance à cet égard ?

C'est la question que se pose Gérald, un policier retraité. Il possède un duplex dans l'île de Montréal, où sa fille Laura vit avec son mari et ses trois enfants. Ils habitent l'appartement du rez-de-chaussée (avec sous-sol, quatre chambres à coucher, grande cour avec piscine) depuis 12 ans et paient un loyer imbattable : 900 $ par mois.

Mais Gérald et sa conjointe Manon aimeraient acheter un condo en Floride. Ils comptent financer cette acquisition grâce à la vente du duplex. Or, leur fille et son conjoint n'ont pas les moyens d'acheter la propriété selon sa valeur marchande, qui dépasse sans doute 450 000 $.

« Mais je ne veux pas mettre le duplex en vente et risquer qu'ils se fassent expulser par l'acheteur. Ils sont près de leur travail, de l'école et de la garderie, ils sont bien intégrés dans leur quartier », souligne Gérald.

« Un autre appartement leur coûterait beaucoup plus cher, sans être aussi beau. Et s'ils veulent acheter, ils se retrouveraient sur la Rive-Sud, ce qui les obligerait à passer beaucoup de temps dans les transports. »

PROFITER DE SA RETRAITE

Cette situation rend le retraité mal à l'aise. Gérald a combattu un cancer en 2013. Depuis, il est plus conscient que jamais de l'importance de profiter de la vie, et c'est pourquoi il envisage de passer une partie de ses hivers au soleil.

La maladie les a aussi rendus plus frileux financièrement : même si Manon et lui bénéficient de bons régimes de retraite, ils souhaitent conserver les sommes accumulées dans leurs REER comme coussin financier. « Certains médicaments qui ne sont pas remboursés par le régime public peuvent coûter très cher, tout comme l'aide à domicile si nécessaire », note le retraité.

Il veut également éviter les nouvelles dettes. Il a réhypothéqué sa maison, il y a quelques années, dans le but de réaliser un investissement qui s'est avéré désastreux. Son hypothèque serait remboursée depuis longtemps si ce n'était de cette mésaventure. Pas question pour lui d'emprunter à nouveau.

S'il vendait le duplex à Laura à prix d'ami, la situation serait alors inéquitable pour son fils, qui ne lui a jamais demandé d'aide financière, qui paie son logement au prix courant et qui attend un bébé.

« Nous devons traiter nos deux enfants équitablement, ma conjointe y tient mordicus », dit Gérald.

Ce qui ajoute à l'inconfort de Gérald, c'est que sa fille et son conjoint - elle est infirmière, il est plombier - sont plutôt dépensiers. Dans la mi-trentaine, ils n'ont pas d'épargne et ne pourraient donc pas verser de mise de fonds sur une propriété ; papa serait sans doute encore sollicité pour les aider à cet égard.

Bien sûr, le grand-père comprend qu'il en coûte cher de nos jours d'élever trois enfants. Mais il a aussi l'impression que sa fille et son gendre ne se privent pas de grand-chose : ils ont deux voitures neuves, se paient des voyages, des gadgets électroniques, des sorties, etc.

« J'ai essayé d'en parler avec eux, mais c'est difficile d'aborder le sujet, dit Gérald. Ils voudraient acheter, mais disent qu'ils n'ont pas les moyens et refusent qu'on discute des détails. Ils paient parfois leur loyer en retard quand ils sont plus serrés et ne s'occupent pas non plus de l'entretien de la propriété, malgré le rabais de loyer. Ça commence à nuire à nos relations, parce que je trouve de plus en plus lourd de m'occuper du duplex. »

PORTRAIT

GÉRALD ET MANON

64 ans, policier à la retraite 

61 ans, gestionnaire à la retraite

Revenu de retraite : 

52 300 $/an 31 400 $/an

REER : 

200 000 $ 300 000 $

CELI : 

15 000 $ 10 000 $

MAISON

Valeur : 350 000 $

Solde hypothécaire : 51 000 $

Remboursement : 650 $/mois-reste 7 ans

DUPLEX

Valeur : 450 000 $

Solde hypothécaire : 213 000 $

Remboursement : 1100 $/mois-reste 24 ans

Revenus de loyer : 1500 $/mois

TROIS SCÉNARIOS POUR METTRE FIN À LA DÉPENDANCE

Gérald et Manon n'ont pas le choix : s'ils veulent acheter une propriété pour fuir les hivers québécois, sans emprunter, ils doivent pouvoir récupérer au moins une partie de la valeur de leur duplex.

« Ils doivent avoir une bonne discussion avec leur fille, et lui demander de faire un effort de son côté, en tenant compte des besoins de ses parents », recommande Guylaine Lafleur, planificatrice financière et notaire au sein de Bachand Lafleur, Groupe conseil.

« C'est dommage parce que les parents sont un peu pris en otages. C'est sur leurs épaules que repose le maintien du niveau de vie de leur fille. En même temps, ils en sont arrivés là parce qu'ils ont accepté de lui faire une faveur au début et c'est maintenant difficile de faire marche arrière. »

Il est urgent d'avoir cette franche conversation. Pour les aider, voici les scénarios étudiés par Me Lafleur.

SCÉNARIO 1 : STATU QUO

Si les parents ne réussissent pas à s'entendre avec Laura et conservent le duplex, où elle continue d'habiter avec sa famille, ils auraient quand même les moyens d'acquérir un condo en Floride. « Ils devraient emprunter, toutefois, dit Guylaine Lafleur. S'ils prennent une hypothèque de 100 000 $, avec un amortissement de 25 ans, ça fonctionne dans leur budget. »

Or, quand ils atteignent un certain âge, les consommateurs cherchent à réduire leur endettement, avec raison. « En vieillissant, on veut éviter les sources de stress et diminuer les responsabilités financières, ce qui est sage. »

Gérald a l'impression que le duplex ne lui coûte rien en ce moment, puisque les revenus sont à peu près équivalents aux dépenses. Mais ce n'est pas tout à fait vrai, fait remarquer Mme Lafleur.

DUPLEX

Revenus de location : 18 000 $/année

Dépenses

Taxes : 4000 $/année

Entretien : 2000 $/année

Intérêts sur emprunt : 7500 $/année

Ces trois postes de dépenses sont déductibles d'impôts. Total : 13 500 $

Revenu imposable moins dépenses déductibles = 4500 $ - le revenu imposable

Impôt à payer : 1730 $

Revenu net de location : 2770 $/année

Remboursement de capital sur l'hypothèque : 5700 $/année

Moins les revenus net = 2930 $ (déboursés annuels pour le duplex)

Dans les faits, Gérald subventionne sa fille pour près de 3000 $ par année, parce que le loyer qu'elle paie est inférieur au prix courant. Sans compter qu'il s'occupe lui-même de l'entretien de l'immeuble, une responsabilité qu'il commence à trouver lourde.

S'il continue ainsi, et qu'il est soucieux d'être équitable à l'endroit de ses deux enfants, il devrait trouver une façon d'offrir une compensation à son fils.

Et comme il préfère éviter les nouvelles dettes, le statu quo ferait sans doute en sorte qu'il renonce à son projet de propriété en Floride.

SCÉNARIO 2 : VENTE À PRIX D'AMI

Gérald évoque l'idée de vendre le duplex à sa fille et son gendre pour 350 000 $, soit 100 000 $ de moins que sa valeur réelle. Ça lui permettrait de récupérer une petite partie de son capital, qui pourrait servir à l'achat de son condo.

Si c'est le scénario retenu, Guylaine Lafleur suggère plutôt aux parents de vendre à la valeur marchande - 450 000 $ - et de faire ensuite un don de 100 000 $ à leur fille, qui servirait de mise de fonds sur la propriété. « De cette façon, on évite les conséquences négatives futures pour l'impôt sur le gain en capital que le jeune couple devra payer au moment de la revente », dit la notaire.

Si le prix de vente était fixé à 350 000 $ et que Laura revendait la propriété dans 10 ans pour 550 000 $, le gain en capital serait de 200 000 $, et elle devrait payer de l'impôt sur la moitié de l'accroissement de valeur attribuée à la partie locative - la partie servant de résidence principale est exonérée d'impôt. Alors que si le montant de la transaction est de 450 000 $, le gain en capital sera de 100 000 $, avec une facture fiscale un peu moins salée.

De toute façon, même si la vente se faisait à prix d'ami, Gérald devrait quand même payer l'impôt sur le gain en capital en fonction de la valeur réelle de la propriété. Il doit en tenir compte dans ses calculs.

En plus, le jeune couple n'aurait pas les moyens de verser de mise de fonds. Pour un achat de 350 000 $, la mise de fonds minimale exigée par les institutions financières, avant d'accorder un prêt hypothécaire, serait de 5 % - pour le propriétaire-occupant d'un duplex, l'exigence est la même que pour une maison unifamiliale. On parle donc de 17 500 $.

GAIN NET TIRÉ DE LA VENTE

Prix payé en 2000 : 140 000 $

Valeur actuelle : 450 000 $

Gain en capital : 310 000 $

Somme imposable (50 %) : 155 000 $

Impôt à payer (50 %) : 77 500 $

Hypothèque à rembourser : 213 000 $

Don à sa fille : 100 000 $

Gain net : 59 500 $

Si Gérald et Manon achètent une propriété de 100 000 $ en Floride, qu'ils utilisent le fruit de la vente et leur épargne CELI (25 000 $) pour cette acquisition, ils devront tout de même emprunter 15 500 $. « Mais ils n'auraient plus à assumer les frais du duplex », note Guylaine Lafleur.

Cependant, Gérald n'est pas certain que Laura et son mari sont en mesure d'acheter le duplex, même au rabais. Rembourser une hypothèque de 350 000 $ sur 25 ans leur coûterait environ 1600 $ par mois. À cette somme, il faut ajouter les taxes et l'entretien. Leur budget aurait besoin d'un réajustement majeur.

Pour assurer l'équité entre leurs deux enfants, les parents pourraient s'en remettre à leurs testaments. « Ils pourraient prévoir que leur fils recevra, avant tout autre leg, une somme de 100 000 $, plus l'indexation à partir de l'année de la vente à leur fille, explique la notaire. La formule pourrait aussi tenir compte du loyer de faveur accordé à leur fille pendant toutes ces années. »

Actuellement, Gérald assume des frais de 3000 $ par année pour le duplex. S'il a eu les mêmes frais pendant 12 ans, en raison du faible loyer payé par Laura, on arrive à un total de 36 000 $. Si on calcule plutôt l'avantage financier en fonction de la différence entre le loyer exigé (900 $) et le prix courant (1300 $) on arrive plutôt à un total de 58 000 $, si on extrapole sur 12 ans.

Le cadeau à Laura totaliserait donc entre 136 000 $ et 158 000 $. S'ils veulent vraiment être équitables, la compensation à leur fils prévue dans le testament devrait avoir la même valeur.

SCÉNARIO 3 : ACCORDER TOUT DE SUITE UN CADEAU DE MÊME VALEUR AU FILS

Les parents pourraient décider que ce n'est pas équitable d'attendre leur mort à tous les deux pour que leur fils ait droit au même cadeau que sa soeur. Après tout, même s'il ne leur demande pas d'aide et gère bien son budget, il doit aussi vivre avec les hausses de prix des logements à Montréal et aura bientôt des dépenses supplémentaires, avec l'arrivée de son premier enfant.

Or, les faveurs accordées à Laura ont une valeur considérable. Impossible pour Gérald et sa conjointe d'aider leur fils pour une somme de 136 000 $ à 158 000 $ sans emprunter ou piger dans leurs REER.

Les parents doivent donc prendre tous ces facteurs en considération en prenant leur décision. « Peut-être réaliseront-ils à quel point leur fille a été gâtée », conclut Guylaine Lafleur.

UNE SOURCE DE CONFLITS

Si on n'y prend pas garde, les mésententes financières peuvent empoisonner les relations familiales. C'est qui est sur le point d'arriver entre Laura et ses parents.

Gérald et Manon étaient heureux de pouvoir l'aider financièrement, à la mesure de leurs moyens, mais ils commencent à avoir l'impression qu'elle profite d'eux et qu'elle ne fait pas les efforts nécessaires pour gérer son budget de façon responsable.

Mais comment en parler avec elle sans provoquer une chicane ?

« Dans un cas comme celui-là, il faut parler de ses sentiments, expliquer comment on se sent, s'exprimer au " je ", sans accuser l'autre, suggère MeGuylaine Lafleur. Leur fille va peut-être elle-même proposer des solutions. »

Laura devra comprendre que ses parents veulent commencer à profiter du capital accumulé sur leur propriété, ajoute la notaire. Si le logement était loué au prix courant, ça serait un moindre mal. Mais dans la situation actuelle, il doivent assumer des coûts chaque année.

« Leur fille doit être responsable et se poser des questions sur son train de vie, dit Me Lafleur. Elle doit permettre à ses parents de profiter de leur retraite. Elle ne peut pas continuellement compter sur eux. »

Et être consciente, aussi, que la situation actuelle est inéquitable pour son frère.

Si elle ne propose rien, si elle reste insensible à leur situation, ça justifiera peut-être leur décision de vendre à la valeur marchande, même si ça ne plaît pas à leur fille. « Si elle est insensible à leurs besoins, pourquoi eux seraient à l'écoute des siens ? », demande Guylaine Lafleur. « C'est dommage, parce que cela peut déclencher la bisbille dans la famille. »

Les questions d'argent, les prêts entre membres de la famille, les faveurs accordées à l'un et pas à l'autre sont la source de bien des conflits. La notaire en a vu de toutes sortes. « Un emprunt fait par un enfant à ses parents, s'il n'est pas remboursé, peut créer des frictions, et causer des problèmes lors de la succession, dit-elle. Généralement, les parents veulent être équitables avec tous leurs enfants, donner le même montant à tous, même s'ils sont dans des situations financières différentes. C'est une façon pour plusieurs de montrer qu'ils aiment chacun de leurs enfants également. »

Pour éviter les querelles, elle suggère à Gérald et Manon de consulter un psychologue, qui pourrait les conseiller sur la façon d'aborder la question et leur donner des outils pour mener cette conversation délicate.

Si Laura a des problèmes de gestion budgétaire, ils peuvent aussi lui suggérer de chercher des conseils, par exemple en s'adressant à une ACEF.