Audrey est dans le bain. L'équivalent d'une barrique dans laquelle elle serait plongée jusqu'au cou, qu'elle ne peut s'empêcher de remplir et dont elle ne parvient pas à faire baisser le niveau.

Au printemps dernier, elle a pu transférer les soldes de ses cartes de crédit (toutes pleines) sur une nouvelle carte à taux d'intérêt réduit. Elle a utilisé son remboursement d'impôt pour solder ses comptes.

« Depuis, j'ai atteint la limite sur toutes mes cartes. Je n'ai pas réussi à maintenir ces bonnes résolutions. »

La femme de 31 ans habite un appartement avec son fils de 4 ans. Elle touche un salaire de 36 400 $ par année.

Elle aimerait épargner suffisamment pour soutenir un retour aux études à temps partiel. Une formation supplémentaire lui permettrait d'aspirer à de meilleurs salaires. Il lui faudrait une réserve de 7000 $, estime-t-elle. Malheureusement, « [elle] ne [voit] pas la lumière au bout du tunnel en ce qui concerne [son] endettement, qui est très élevé ».

Le problème n'en est pas un d'insouciance. Elle tient assidûment son budget.

« Je le consulte tous les jours. J'ai réalisé que mon problème principal est que je n'arrive pas à avoir de l'argent dans mon compte. L'argent brûle dans mes mains ! Si j'ai de la place sur une de mes cartes de crédit, je ne pourrai pas m'empêcher de dépenser... »

Pour elle, l'indépendance se définit par la capacité à acheter ce qu'elle désire quand l'envie lui en prend. « Mais c'est faux, évidemment. J'ai aussi vécu une séparation au printemps dernier. Cela explique que je me sois autant réendettée après avoir pris de bonnes résolutions. J'ai voulu combler le vide. Il m'arrive de me créer un besoin, puis lorsque je ne trouve pas, je cherche autre chose à acheter. Par exemple, j'ai besoin d'un manteau. Si je n'en trouve pas, je pourrais acheter un accessoire de cuisine. Tout cela se passe en l'absence de mon fils. »

Ce fils qui est pourtant l'assise de sa motivation.

« J'aimerais pouvoir offrir à mon fils une vie plus confortable, mais aussi devenir un exemple pour lui afin qu'il ne répète pas mes erreurs ! »

Portrait de la situation

REVENUS

- Audrey, 32 ans, séparée

- Un enfant d'âge préscolaire

- Habite en appartement

- Revenu de travail brut : 36 400 $ 

- Revenu net disponible (incluant pension et allocations) : environ 40 000 $

DETTES ET PAIEMENTS

- Dette d'études : 43 500 $, taux d'intérêt de 4 %

- Paiement : 380 $ par mois

- Prêt auto : 9000 $, taux d'intérêt de 6 %

- Paiement : 350 $ par mois

- Dettes sur cartes de crédit : 9300 $

- Prêt personnel : 1200 $, taux d'intérêt de 14 %

DÉPENSES MENSUELLES

- Loyer : 511 $

- Prêt auto : 350 $

- Assurances auto et habitation : 160 $

- Téléphone portable : 90 $

- Garderie : 150 $

- Électricité : 100 $

- Frais bancaires : 14 $

- Internet et télé : 100 $

- Essence : 60 $

- Frais d'avocat (temporaire) : 200 $

- Épicerie : 550 $

- Remboursement des cartes : 310 $

- Remboursement des prêts : 380 $

Solution

SAVOIR SURMONTER UN PROBLÈME D'ACHAT COMPULSIF

Sur papier, la situation financière d'Audrey est loin d'être désespérée.

« J'ai fait des calculs », indique la planificatrice financière Nathalie Bachand, du cabinet Bachand Lafleur groupe conseil. « Ses dépenses mensuelles totalisent 33 000 $ par année. Supposons que son budget n'inclue pas certaines dépenses comme les vêtements et les loisirs. Ajoutons 5000 $. Nous en sommes à 38 000 $ de dépenses par année. Mais elle touche 40 000 $ net ! Elle arrive ! »

Elle arrive... si elle arrive à contrôler ses achats intempestifs.

Si elle y parvient, l'horizon s'éclaircit rapidement. Le prêt auto, auquel elle consacre 350 $ par mois, sera remboursé dans un peu plus de deux ans.

À raison de 310 $ par mois, les soldes des cartes de crédit et le prêt personnel seront acquittés en environ trois ans et demi.

Selon les calculs de la planificatrice, la dette d'études de 43 500 $ pourrait être liquidée d'ici sept ans, si Audrey lui applique les 660 $ qui seront disponibles au budget après le remboursement des cartes et du prêt auto.

Pour se contraindre à accumuler les 7000 $ dont elle a besoin pour ses études, Audrey pourrait également inscrire au budget une épargne systématique de 170 $ par mois. Ce montant de 2000 $ par année correspondant à l'écart qui demeure entre les 38 000 $ de dépenses calculées par la planificatrice et les 40 000 $ de revenus nets d'Audrey.

Un écueil se présente : dès lors que les comptes des cartes de crédit sont soldés, les cartes redeviennent pleinement disponibles. « Elle les détruit ! », rétorque (vivement) Nathalie Bachand. Rien n'empêche de faire disparaître une carte sur laquelle demeure un solde et de continuer à rembourser la dette, rappelle-t-elle. « J'en garderais une et je la confierais à un ami ou un parent fiable. Si tu es vraiment mal pris, il faut aller la chercher et expliquer pourquoi tu en as besoin. Le danger, cependant, c'est qu'on peut maintenant acheter sur internet avec le numéro de sa carte. »

Le problème n'est pas que financier, reconnaît la planificatrice. « Cette personne aurait peut-être besoin de l'aide d'un psychologue. »

Bonne idée. Voyons voir.

Comment surmonter le problème ?

Première étape : Audrey devra allonger le délai entre le désir et le geste, « insérer une réflexion et ralentir l'acte d'achat », explique le psychologue Claude Boutin, directeur du service professionnel de La Maison Jean Lapointe, et auteur du livre J'achète (trop) et j'aime ça !.

En d'autres mots, il faut gagner du temps.

« On redépose l'objet et on va faire une petite marche. Pas en se disant qu'on ne l'achète pas. Mais plutôt pour se donner le temps de réfléchir. »

La question n'est pas de savoir si on a besoin ou pas du produit. On trouvera toujours une justification. « Non, il faut se demander : pourquoi en ai-je besoin ? À quoi ça correspond dans ma vie ? Qu'est-ce que je cherche à combler avec cet objet ? »

PETITS GESTES, PREMIERS PAS

• Consulter un conseiller financier. Les ACEF sont spécialisées en conseil budgétaire.

• Se débarrasser de ses cartes de crédit.

• Annuler ses abonnements aux clubs d'achats ou sites de rabais.

• Interdire les publicités à la maison.

• Ne pas magasiner en solitaire.

• Trouver de nouveaux intérêts ou réanimer des passions négligées.

• Éviter les lieux de magasinage favoris.

• S'informer sur l'achat compulsif.

• Songer à tenir un journal quotidien de ses achats.

BRISER L'ISOLEMENT

On n'en sort pas ? Étape suivante.

• Demander de l'aide au CLSC local.

• Consulter un psychologue.

• Se joindre à un groupe d'entraide.

« Peu importe comment, soutient Claude Boutin. Le plus important est de briser l'isolement, de nommer le problème et de pouvoir en discuter avec quelqu'un de confiance. »

Audrey ne devra pas se laisser décourager par les échecs. « Ça demande souvent quelques essais. Changer est un processus. C'est l'ensemble des tentatives qui fait le cheminement. » Chaque rechute est en fait un échelon qui augmente les chances de succès définitif.

LA MOTIVATION NE S'ACHÈTE PAS

Face à un trouble d'achat (ou tout autre trouble compulsif), la motivation à changer n'est pas suffisante, mais elle est nécessaire.

Claude Boutin compare cette motivation à un tabouret tripode sur lequel une bille est déposée. Les trois pieds doivent avoir la même longueur pour que la bille demeure en place. Chacun correspond à un questionnement essentiel.

• En quoi est-ce important pour moi de changer, en quoi est-ce en accord avec mes valeurs ?

• Est-ce que je me sens capable de faire une démarche de changement ?

• À quel point est-ce une priorité personnelle aujourd'hui ?

En résumé : importance, confiance, urgence. « Ces trois éléments sont très importants pour maintenir un changement », insiste Claude Boutin.

UNE QUÊTE D'ÉQUILIBRE

Pour Audrey, peut-être sera-t-il utile ou nécessaire d'entreprendre une thérapie. Celle-ci aidera à identifier et comprendre la fonction de l'acte d'achat.

« Souvent, aussi paradoxal que ça puisse paraître, on verra que dans la consommation compulsive - achat, jeu, toxicomanie -, il y a une quête d'équilibre, décrit Claude Boutin. Mais on n'y arrive pas. On a choisi un moyen qu'on est forcé de répéter parce qu'il ne fonctionne qu'à court terme. »

L'acte d'achat répond le plus souvent à un des trois déséquilibres suivants, que nous illustrons avec des exemples (totalement fictifs).

INSATISFACTION

Modeste Légault-Petit a une faible estime de soi. Insatisfait de son image, il n'achète que les grandes marques, à profusion.

« Le logo est le signe qu'il a une valeur personnelle, commente Claude Boutin. Les gens comme lui vont courir après des émotions de fierté, alors que ce sont des sentiments d'insatisfaction qu'ils devraient travailler. »

INSÉCURITÉ

Prudence Legrand-Angers souffre d'insécurité. Inquiète, nerveuse, elle trouve le recueillement dans les temples de la consommation.

« La fonction des achats sera davantage de l'apaiser. Elle se calme avec des actes d'achat, mais elle ne travaille jamais le sentiment d'insécurité. »

ENNUI

Éva Toutant-Bossé travaille beaucoup et n'a pas de loisirs. Elle trouve son seul moment de détente dans la séance du samedi après-midi au centre commercial voisin.

« Ceux-là sont un peu décentrés de leurs besoins. Travail, enfants : ils n'ont jamais de temps pour penser à eux. Quand ils s'ennuient, ils vont rechercher une émotion de plaisir qu'ils ne trouvent plus ailleurs. »

Dans les trois cas, il faut stabiliser les fondations de l'édifice plutôt que d'ajouter du poids à son sommet, ce qui ne fait que l'enfoncer davantage.

« Au niveau thérapeutique, on va travailler les sentiments, décrit Claude Boutin. Comment remplacer le sentiment d'insatisfaction par l'estime de soi. Comment transformer l'insécurité en paix intérieure. L'ennui en joie de vivre. »

Contrôler les «émotions agréables»

Beaucoup de gens aiment magasiner. Rien d'anormal ni de problématique.

« Le magasinage crée souvent des émotions agréables : plaisir, surprise, amusement », explique Claude Boutin, psychologue, directeur du service professionnel de La Maison Jean Lapointe et auteur du livre J'achète (trop) et j'aime ça !. « Et le magasinage permet de calmer les émotions désagréables. Il a un peu une fonction de régulation des émotions. »

Chez certains, cependant, cet effet lénifiant peut mener à une forme de dépendance.

« Pour la classification de la maladie, les troubles d'achat compulsif et de jeu pathologique sont rendus au même niveau que la consommation d'alcool et de drogue, poursuit-il. On s'est rendu compte que les modifications au niveau du cerveau étaient les mêmes, qu'il s'agisse de substances ingérées ou de consommation sans substance. »

EST-CE UN PROBLÈME ?

Quand commençons-nous à parler d'un problème d'achat compulsif ?

Quelques indices : 

• Le comportement d'achat devient central dans l'existence.

• Il y a des pertes de contrôle répétées face aux achats.

• Malgré les conséquences de ces pertes de contrôle, on est incapable de résister à une impulsion d'achat.

« Quand une personne est aux prises avec une envie d'acheter, c'est vécu comme plus fort qu'elle, décrit Claude Boutin. Une femme me disait que quand elle était prise avec ce qu'elle appelait une rage de Pharmaprix devant la télé, elle était incapable de résister. »

Une autre lui confiait qu'elle s'achetait « des retours » : elle savait qu'elle se procurait un produit qu'elle retournerait dans les jours suivants, malgré la perte de temps et les démarches.

Est-ce le problème de notre lectrice ? « Bien que les cartes de crédit d'Audrey soient toujours pleines, dès qu'une ouverture se présente - son fils n'est pas là -, elle tombe en perte de contrôle. Même si elle est consciente des conséquences, elle est incapable de dire non. Le trouble d'achat, c'est quand c'est devenu central dans la vie de l'individu. »

ACCOUTUMANCE

L'accoutumance est un autre indice. Comme avec l'alcool, il faut davantage d'achats - en nombre, en valeur ou en taille - pour produire les mêmes émotions.

Si la personne se trouve empêchée de faire des achats pendant une période trop longue, un phénomène de manque pourra s'installer. Elle connaîtra des périodes d'abstinence et de rechute.

Le problème se déclenche souvent au début de l'adolescence, pour s'aggraver ensuite.

« Par exemple, des gens qui ont souffert de pauvreté dans leur jeunesse et qui se sont juré qu'ils ne vivraient pas la même chose plus vieux. Ou, à l'inverse, des jeunes qui ont été élevés par des parents hyper consommateurs et qui ont vu que la gestion des émotions passait par là. »

Viendra un moment où l'acte d'achat sera davantage valorisé - procurera davantage de satisfaction - que l'objet acheté.

C'est ce qu'Audrey décrit elle-même : si elle ne trouve pas le manteau qu'elle cherchait, elle se tourne vers n'importe quoi d'autre.

IMPULSIVITÉ

S'y superpose la personnalité propre de l'individu : certains sont de nature plus impulsive. Ils passent à l'acte sans processus de réflexion et sans se soucier des conséquences.

La vulnérabilité augmente durant les périodes de grands soldes ou avec la facilité du crédit. L'utilisation d'une carte ou d'une marge de crédit n'a pas la présence concrète d'un billet qu'on tire de son portefeuille et qui disparaît dans la caisse du marchand. « Le crédit a un côté très immatériel. Parce que la conséquence - le paiement - est remise à plus tard, le cerveau a tendance à moins en tenir compte dans la décision d'acheter. »

CONSOMMEZ !

Le trouble d'achat ne peut pas se circonscrire à la seule dimension personnelle. « On vit dans une société matérialiste, qui valorise la consommation », souligne Claude Boutin. « C'est une culture de l'excès. »

L'économie et la société s'appuient sur la consommation. Tout y concourt, tout y invite. La société la valorise - au contraire de la drogue, ou du jeu, dans une moindre mesure.

L'excès ne se manifeste pas par une déchéance physique ou un délabrement matériel : au contraire, l'acheteur compulsif apparaît plus prospère. « Tu montres de belles choses, relève la planificatrice financière Nathalie Bachand. Et le côté stressant des sous, personne ne le voit. »

Du moins jusqu'à ce que, au dernier stade, l'huissier cogne à sa porte.

ISOLEMENT

L'achat compulsif est le plus souvent une activité solitaire.

La honte, la peur du jugement, le désir d'être en maîtrise de soi incitent à tenter de s'en extraire sans aide.

« La personne aura tendance à vouloir s'isoler, parce que, chez les acheteurs compulsifs, la honte devient prédominante, indique encore Claude Boutin. Ils se rendent compte qu'ils sont en perte de contrôle. Le réflexe, c'est l'isolement : ne pas en parler, cacher les vêtements ou les objets qu'on achète. »

Les placards seront encombrés d'articles qui n'ont jamais servi, dont l'étiquette n'a même pas été retirée. L'acheteur compulsif donnera souvent les articles qu'il vient d'acheter pour se déculpabiliser.

« On voit que ça consume la vie de l'individu. » C'est sans doute pourquoi on parle d'excès de consumérisme...

7 QUESTIONS POUR COMMENCER À RÉFLÉCHIR : 

• Lorsqu'il me reste de l'argent après l'arrivée d'une paie, est-ce que je ressens une pression à dépenser ?

• Les autres seraient-ils scandalisés de connaître mes habitudes d'achat ?

• Est-ce que j'achète sans en avoir les moyens ?

• Est-ce que je fais volontairement des chèques sans provision ?

• Est-ce que j'achète des biens dans le but de me sentir mieux ?

• Est-ce que je me sens anxieux les jours où je ne magasine pas ?

• Est-ce que je fais uniquement et systématiquement le paiement minimal sur ma carte de crédit ?

Source : Claude Boutin, J'achète (trop) et j'aime ça !

UNE PERSONNE SUR 17

PRESQUE AUTANT D'HOMMES QUE DE FEMMES

Aux États-Unis, 6 % des femmes et 5,6 % des hommes présentent des symptômes correspondant à un trouble d'achat compulsif, selon une étude de l'Université Stanford publiée en 2006 par l'American Journal of Psychiatry.