Au-delà des joies de travailler de la maison, les travailleurs autonomes affrontent un tas de défis. Spécialement quand vient le temps d'emprunter pour l'achat d'une voiture ou d'une maison. Leur statut précaire et leurs revenus non assurés les empêchent parfois d'obtenir un prêt, et certains doivent avoir recours à un endosseur pour rassurer les institutions financières. Tout compte fait, leur liberté est-elle une contrainte ou un avantage?

ON PRÊTE, À CONDITION QUE...

En 2012, le Québec comptait 544 000 travailleurs autonomes, soit 8,2 % de la population active. Avec la quantité de pigistes qui ne cesse d'augmenter, comment les banques s'adaptent-elles à leur statut parfois instable ? La Presse Affaires a interrogé Jonathan Haziza, directeur de produits, solutions hypothécaires à la Banque Nationale.

Comment les travailleurs autonomes sont-ils perçus par les institutions financières ?

Peu importe le domaine dans lequel ils travaillent, qu'ils soient plombiers, comédiens ou journalistes, ils peuvent être considérés pour un prêt, selon la stabilité de leur situation financière. Quand une personne a des revenus volatils, on lui demande un minimum de deux ans en tant que travailleur autonome. On considère la moyenne de ses deux dernières années de revenus et on accorde une plus grande importance à la dernière année. Par exemple, si la personne a fait 40 000 $, 60 000 $ et 45 000 $ au cours des trois dernières années, on va se concentrer sur la moyenne de 52 500 $, en notant que le revenu a baissé dans la dernière année.

Avant tout, on cherche un bon comportement de crédit : pas de retard majeur en cours ou dans le passé sur les paiements des cartes de crédit, pas de faillite, la capacité d'accumuler des actifs à travers le temps ou de faire des investissements. On ne spécule pas sur ce qui va se passer dans sa vie professionnelle dans les prochains mois ou les prochaines années. Et les taux d'intérêt seront les mêmes que pour un salarié, sans aucune nuance.

Quels sont les autres comportements financiers qui peuvent rassurer les banques ?

Quelqu'un qui est propriétaire ou locataire d'une voiture depuis un très jeune âge et qui a démontré sa capacité à payer pendant des années verra sa cote de crédit influencée positivement. Si un salarié devient travailleur autonome dans le domaine où il a connu plusieurs années de stabilité ou dans un domaine connexe, cela peut avoir une incidence positive également. À l'inverse, s'il change pour une profession très différente, son passé de salarié aura peu d'importance. Nous devons nous assurer que le travailleur autonome sera en mesure de rembourser son financement. On le protège autant qu'on protège la banque.

À quel moment un endosseur est-il nécessaire ?

Lorsque le minimum de deux ans comme travailleur autonome n'est pas rencontré, on peut exiger que le travailleur autonome ait un co-emprunteur, afin de le rendre admissible à un financement. Plusieurs pigistes sont dans cette situation, mais pas la majorité.

Si quelqu'un travaille depuis plusieurs années en tant que travailleur autonome, mais qu'il prend une année sabbatique pendant laquelle il n'a pas de revenus, comment sera-t-il perçu ?

Il n'y a pas de réponse générale. Il se peut qu'on considère sa stabilité de plusieurs années dans son domaine, malgré sa sabbatique, parce qu'on juge que les revenus reviendront à son retour. D'autres fois, cette année sans rentrées d'argent ne sera pas rassurante. Si un travailleur a démontré une faible capacité à épargner auparavant, son année sabbatique peut avoir une influence négative. On y va au cas par cas.

Est-ce que les déductions d'impôt, qui peuvent réduire grandement les revenus déclarés d'un travailleur autonome, nuisent à l'obtention d'un prêt ?

Pas forcément, non. Si le travailleur autonome ne dispose pas de 35 % de la valeur d'une hypothèque en mise de fonds, on lui offre de faire affaire avec un assureur. Celui-ci lui demandera un minimum de 10 % de la mise de fonds et lui permettra de se qualifier en fonction de ses revenus verbalisés. Par exemple, si le travailleur déclare 25 000 $ en revenus, pour un emprunt de 300 000 $, son revenu déclaré sera bien sûr insuffisant. Mais si on considère qu'il a déduit énormément de dépenses et qu'il a fait 75 000 $ en revenus verbalisés, l'assureur va s'assurer que ce revenu soit vraisemblable, en le comparant avec l'industrie.

Si un couple formé d'un salarié et d'un travailleur autonome veut emprunter, la situation du pigiste nuira-t-elle à l'admissibilité à un financement ?

Le travailleur autonome n'aura pas d'incidence négative sur la demande et la somme prêtée ne sera pas forcément inférieure. On considère le revenu total du ménage, tout en demandant au pigiste deux ans en tant que travailleur autonome. S'il ne répond pas à cette exigence, le couple peut tout de même être admissible à un financement grâce à la stabilité du salarié.

L'AVOCATE PIGISTE

Le droit est historiquement associé aux professions nobles, mais les avocats qui pratiquent leur profession en tant que travailleurs autonomes composent eux aussi avec les conditions posées par les banques.

Au cours de la dernière année, l'avocate au criminel Kathy Simard a fait ses premiers pas dans un domaine où presque tous ses collègues sont pigistes. Outre les conseils que ceux-ci lui ont donnés pour apprivoiser la facturation, les dépenses et la gestion des taxes, certains lui ont fait part de leur expérience auprès des banques.

« J'avais été avertie que les gros emprunts pouvaient être difficiles durant les premières années, explique la nouvelle Montréalaise. Mais comme je couvre la grande région métropolitaine, de Valleyfield à Sorel, et de Saint-Jérôme à Saint-Hyacinthe, je devais m'acheter une voiture. Une collègue venait de faire des démarches pour un emprunt similaire et ça n'avait pas passé, car elle n'était pas travailleuse autonome depuis deux ans et ses revenus n'étaient pas assez élevés pour le modèle qu'elle voulait acheter. Ça me stressait. »

Pourtant, Mme Simard a eu droit à un financement. « Je venais de finir mes études et j'avais seulement déclaré 15 000 $ en revenus dans la dernière année, mais je ne voulais pas une voiture de luxe et j'avais un très bon dossier de crédit. J'avais déjà eu une autre voiture à mon nom pendant deux ans et je faisais mes paiements à temps. Je n'ai même pas eu besoin d'endosseur. J'étais soulagée ! » 

La situation est moins joyeuse quand il est question du renouvellement du contrat hypothécaire pour le condo qu'elle possède conjointement avec ses parents à Québec. « Comme je travaille maintenant à temps plein, je voulais leur racheter ma part et enlever leur nom de l'hypothèque. Je suis présentement en procédure de vente du condo et ils sont toujours impliqués, parce que leurs noms sont sur les papiers. Ça complique le processus. »

Actuellement, son dossier ne lui permet pas d'être solvable pour une hypothèque de 170 000 $. « Même avec un bon dossier de crédit, je ne peux pas l'avoir à moi toute seule, explique l'avocate de 28 ans. Mes parents comprennent la situation, alors il y n'y a pas de problème. Mais j'ai hâte de voler de mes propres ailes et d'être propriétaire à 100 %, sans avoir besoin de mes parents. Quand je serai travailleuse autonome depuis deux ans, ce sera différent. »

LE RELATIONNISTE RASSURANT

Il y a quelques années, quand Charles* a voulu racheter la moitié de sa maison après s'être séparé, sa situation de travailleur autonome ne lui a pas mis de bâtons dans les roues auprès des banques.

QUELLE ÉTAIT LA SITUATION ?

« J'ai dû faire un emprunt personnel pour racheter la part de mon conjoint, parce que je n'avais pas suffisamment amassé de capitaux sur ma maison pour pouvoir assumer entièrement l'hypothèque, mais cela n'avait rien à voir avec ma situation de travailleur autonome, explique le pigiste en relations publiques. Je crois que le problème aurait été le même si j'avais été un employé permanent. »

ÊTRE PIGISTE, UN DÉSAVANTAGE ?

Propriétaire d'une maison depuis 20 ans et gagnant sa vie comme travailleur autonome depuis belle lurette, il est persuadé que sa situation n'est plus une entrave pour les banques. « Tant que mes revenus annuels seront réguliers et suffisants pour faire face à mes obligations, il n'y a plus de raison pour que ma situation de travailleur autonome me désavantage par rapport à celle d'un travailleur permanent. »

QUEL CONSEIL DONNERAIT-IL À UN PROFESSIONNEL QUI DÉBUTE EN TANT QUE TRAVAILLEUR AUTONOME ? 

« Il faut savoir bien jouer ses cartes. On peut tenter d'obtenir de petits prêts au début et se développer un historique de crédit positif, en démontrant sa capacité à faire face à ses obligations. Évidemment, faire une demande d'emprunt la première année où l'on est travailleur autonome n'est peut-être pas une bonne idée, si on ne veut pas essuyer un refus. Mais on peut aussi le prendre comme une expérience qui nous permet d'évaluer nos forces et nos faiblesses. »

EST-CE FAISABLE D'ALLIER LE TRAVAIL DE PIGISTE ET UNE CERTAINE STABILITÉ ?

Dans une certaine mesure, il croit même que des pigistes peuvent être mieux perçus que des salariés. « Les travailleurs autonomes ont souvent plusieurs contrats dans l'année, dont un certain nombre sont récurrents, ce qui peut leur donner un certain avantage par rapport à un travailleur régulier qui pourrait perdre la totalité de son revenu à la suite d'une perte d'emploi. »

*Prénom fictif

L'ARTISTE PRÉVOYANT

À tort ou à raison, les artistes sont souvent perçus comme des êtres incapables de gérer leurs finances avec suffisamment de sérieux pour rassurer les institutions financières. Pourtant, lorsque Jérôme*, un acteur dans la trentaine, a voulu emprunter pour acheter son premier condo, il a obtenu du financement sans problème.

Le comédien le dit d'emblée, il était le premier surpris. « J'ai toujours pensé que ce serait impossible pour moi d'emprunter. Pendant des années, je travaillais au salaire minimum, en plus de faire de petits contrats de jeu qui payaient peu. Je pensais que je ne finirais jamais de rembourser mon énorme dette d'étude, que je n'amasserais pas assez de sous pour une mise de fonds et que la banque ne me prêterait jamais d'argent. Je voyais ça très noir. »

Malgré tout, le rêve d'être propriétaire était bien ancré en lui. « Ça a toujours été un non-sens pour moi de donner de l'argent à quelqu'un d'autre pour louer un appartement. C'était clair dans ma tête que de posséder mon logis était un bon investissement qui pouvait fructifier avec le temps. Je voulais en arriver là. »

À 30 ans, il a donc rencontré un conseiller financier pour savoir s'il pourrait emprunter un jour. « Il m'a dit que c'était possible, si je posais plusieurs gestes intelligents. Déjà, j'avais l'habitude de rembourser ma carte de crédit systématiquement à la fin du mois. Puis, quand j'ai joué dans des publicités payantes, j'ai remboursé toutes mes dettes. J'accumulais les REER avec un programme de l'Union des artistes, en prévoyant utiliser le RAP pour une mise de fonds. Lorsque j'ai commencé à faire du doublage et à toucher des salaires plus élevés, je vivais en dessous de mes moyens, pour ajouter des sous à mes REER. Ça demandait beaucoup de planification. »

Quatre ans après cette rencontre, le comédien a obtenu du financement hypothécaire sans embûche à la Caisse de la culture, une coopérative financière habituée de composer avec une clientèle aux revenus moins stables. « La Caisse m'offrait même plus que je me suis permis de dépenser pour le condo. Il n'y avait aucune condition supplémentaire à mon emprunt et je n'ai pas eu besoin d'endosseur. Mon dossier était assez solide. »

Néanmoins, Jérôme est conscient que sa situation n'est pas celle de tous ses amis comédiens. « Je suis vraiment sage en comparaison d'eux. Certains n'ont jamais mis d'argent de côté pour une mise de fonds et ils flambent leur argent quand ils ont des contrats plus payants. Dans ce temps-là, c'est évident que la banque ne peut pas se permettre de prêter. »

*Prénom fictif