Les Bourses ont le coeur à la fête depuis que la Réserve fédérale américaine a annoncé qu'elle ressortait la planche à billets. Avec autant de liquidités, les investisseurs se réveilleront-ils avec des maux de tête? Pour éviter un douloureux lendemain de veille, certains pays, comme la Chine, ont déjà dressé des barrières contre les flots de capitaux étrangers.

Les marchés boursiers ont le coeur à la fête depuis que les États-Unis ont annoncé qu'ils ressortaient la planche à imprimer des billets de banque.

«Ça pousse les investisseurs, qui voient les taux d'intérêt si bas, vers des marchés et des actifs plus risqués. Depuis deux mois, on voit monter les matières premières, l'or, les Bourses, en particulier celles des pays émergents», constate Jean-Pierre Couture, économiste et spécialiste des pays émergents chez Hexavest, une société montréalaise qui gère 4,6 milliards en actions étrangères.

En effet, pour repartir leur économie, les Américains vont injecter 600 milliards de dollars US de liquidités, en achetant des obligations américaines. Cela fait baisser les taux d'intérêt à long terme (10 ans) qui servent de point de repère pour les taux hypothécaires, donnant ainsi un répit aux ménages américains. L'opération a aussi fait fléchir le dollar américain, procurant un avantage concurrentiel aux exportateurs américains.

Ailleurs dans le monde, la manoeuvre de «dévaluation concurrentielle» de la devise américaine a fait rugir les pays comme le Brésil, dont la devise s'est déjà considérablement appréciée, ce qui nuit à ses exportations. Cette guerre des devises a d'ailleurs été coeur des pourparlers du sommet du G20 qui s'est tenu cette semaine à Séoul, en Corée.

Si certains pays ont peur que leur croissance économique ne soit étouffée par l'appréciation subite de leur devise, d'autres pays émergents qui ont un taux de change fixe, comme la Chine, ont le problème inverse. Submergés par l'afflux de capitaux étrangers, ils craignent la surchauffe économique.

Alors que les Américains ont peur de la déflation, les Chinois, eux, se battent contre l'inflation. Là-bas, le ton est complètement différent, comme en témoignent les coupures de journaux amassées par le stratège du géant français PNB Paribas, William De Vijlder, lors d'un récent séjour en Chine.

«Dépêchez-vous de réserver vos vacances de Noël», car les voyages de Hong-Kong vers l'Europe, l'Égypte et Dubaï sont déjà complets depuis octobre.

«Les ventes de Lamborghini montent en flèche», avec une augmentation de 200% par rapport à l'an dernier.

«Le pays resserre les règles pour les prêts hypothécaires», dans une troisième tentative de freiner la spéculation dans l'immobilier résidentiel.

Faut-il voir dans tout cela un signe de la vigueur économique de la Chine? Doit-on plutôt craindre qu'une bulle spéculative se forme dans les marchés émergents? Les investisseurs devraient-ils se méfier?

M. Couture est de ceux qui croient que le pôle de croissance de l'économie mondiale s'est déplacé de façon durable vers les pays émergents. «Mais les marchés ont des attentes trop élevées, dit-il. On risque de voir une correction. Présentement, c'est un peu surfait.»

Des raisons d'investir à long terme

> La croissance est plus forte que dans les pays développés

Peu endettés, les pays émergents bénéficient d'une population jeune et d'une demande interne vigoureuse, grâce à l'émergence de leur classe moyenne. En 2009, leur économie a beaucoup mieux résisté au ressac mondial. «Et cette année, leur croissance économique devrait atteindre 6%, contre seulement 2% dans les pays développés, et nous croyons que cette tendance est là pour rester», indique Patrice Lemonnier, chef des actions de pays émergents de la société de gestion française Amundi.

> Trop gros pour être ignorés

Les marchés émergents représentent maintenant 60% de la population mondiale, plus de la moitié de l'économie de la planète (en tenant compte de la parité des pouvoirs d'achat) et près de 15% de la valeur boursière mondiale, souligne M. Lemonnier. Bref, les pays émergents sont devenus trop gros pour que les investisseurs les ignorent, dit-il.

De plus en plus d'investisseurs modifient leur répartition d'actifs, pour inclure au moins 15% de pays émergents dans leur portefeuille, soit l'équivalent de leur poids. Au lieu de se comparer à l'indice MSCI Monde qui reflète la performance boursière des développés uniquement, ils utilisent l'indice élargi MSCI ACWI (All countries world index) qui couvre les quatre coins de la planète boursière, y compris les pays émergents.

> L'évaluation boursière demeure raisonnable

Présentement, l'indice MSCI Marchés émergents se négocie autour de 12 fois les bénéfices que devraient réaliser les entreprises au cours des 12 prochains mois. «C'est légèrement en-dessous de la moyenne à long terme, qui est autour de 13 fois les bénéfices», note Pierre Lapointe, stratège Macro Global, chez Brockhouse Cooper, un courtier institutionnel montréalais spécialisé dans les actions internationales.

Même en ajustant à la baisse les prévisions de bénéfices pour tenir compte de leur tendance à long terme, le stratège arrive à la conclusion que les actions des pays émergents ne sont pas surévaluées. «Cela ne signale pas une bulle», dit-il.

Toutefois, les pays émergents ne sont plus une aubaine. «L'écart s'amenuise entre la valorisation boursière des pays émergents et celle des pays développés», indique Jean-Pierre Couture.

Entre 1990 et 2010, le ratio cours-bénéfices dans les pays émergents a été de 13,2 en moyenne, contre 16,7 en moyenne pour le monde. L'écart était de 3,5. Aujourd'hui, le ratio est de 11,6 pour les pays émergents, contre 12,2 pour le monde. L'écart est de seulement 0,6. «On observe rarement un écart aussi mince, souligne M. Couture. Toutefois, un amincissement de cet écart est certainement justifiable compte tenu de la plus grande intégration des pays émergents à l'économie mondiale.»

Des raisons de s'inquiéter à court terme

> Les investisseurs ont pompé beaucoup d'argent

«Du Brésil jusqu'à l'Inde, les pays émergents ont vu débarquer des flots de capitaux étrangers dans leurs marchés financiers, tant du côté des actions que des obligations, au cours des derniers mois», note Pierre Lapointe.

Alors qu'aux États-Unis, les épargnants retirent leur argent des fonds communs d'actions en général, ils ont quand même ajouté des sous dans le créneau des fonds d'actions de pays émergents, qui n'ont jamais été aussi populaires. Or, les tendances de vente dans les fonds communs de placement sont souvent interprétées comme un indicateur contraire.

Selon M. Couture, une autre façon de mesurer l'intérêt des investisseurs pour les marchés émergents est de consulter l'enquête menée auprès de gestionnaires institutionnels (Fund Manager Survey, de Bank of America Merrill Lynch).

En octobre dernier, les professionnels de la gestion étaient très positifs face aux actions des marchés émergents. Près de la moitié avait surpondéré les pays émergents dans leur portefeuille. «Une telle proportion est rarement observée», précise M. Couture.

> La reconstruction des stocks ne sera pas éternelle

Depuis le début de la reprise économique, on a assisté à une reconstruction des stocks des entreprises. Cela explique une grande partie du rebond de la production industrielle dans les pays émergents.

«Là-bas, la production industrielle a dépassé son sommet d'avant la crise, alors que dans les pays industrialisés, elle demeure 10% en dessous du sommet», souligne M. Couture. Les pays émergents ont profité du rebond cyclique qui a suivi la récession. Mais on ne peut pas extrapoler un tel rythme de croissance dans le futur, prévient-il.

> Les Bourses des pays émergents sont plus volatiles

Les Bourses des pays émergents demeurent plus volatiles que celles des pays développés.

D'abord, elles sont plus pesantes en matières premières, dont les prix sont très cycliques. L'énergie et les matériaux comptent pour 28% des Bourses émergentes, contre seulement 17% pour les Bourses des pays développés.

De plus, l'actuelle guerre des devises pourrait créer des situations explosives dans certains marchés émergents. D'une part, les pays comme le Brésil, qui laissent flotter leur devise, sont victimes de leur succès. Les investisseurs étrangers se bousculent pour acheter des obligations qui versent plus de 10% d'intérêt. Cela fait grimper le real, nuisant, du coup, aux exportateurs brésiliens.

D'autre part, les pays comme la Chine, dont le taux de change est fixé au dollar américain, profitent de la dépréciation du billet vert. Leur économie s'en trouve stimulée encore davantage... ce qui fait craindre la surchauffe. D'ailleurs, l'inflation a grimpé à 4,4% en octobre, en Chine, un sommet depuis 25 mois, en raison de la vive croissance du prix des aliments.