Échaudé par la bulle des technos et la crise du crédit, Jean-Sébastien a donné un coup de barre dans son portefeuille lorsqu'il a vu la crise des finances publiques se dessiner en Europe, au printemps dernier.

«J'ai décidé de tout bazarder», raconte l'investisseur de 37 ans. «On a vu ce qui s'est produit avec les banques pendant la crise du crédit. Maintenant, c'est la même chose, mais avec des pays», s'est-il dit.

Pour la première fois de sa vie, cet amateur de sports extrêmes a acheté des titres parfaitement sécuritaires: des obligations. Jusqu'ici, il ne craignait pas d'investir uniquement à la Bourse. Il était convaincu, comme tant d'autres investisseurs avertis, que les actions lui offriraient un rendement supérieur à long terme, en contrepartie d'un niveau de risque accru. Il s'est ravisé.

Désormais, les titres à revenus fixes forment le tiers de son portefeuille. Pour le reste, il s'en tient à des fonds négociés en Bourse (FNB) de grandes sociétés à dividende élevé. La dernière décennie lui a démontré qu'il est très difficile de sélectionner les titres gagnants. «J'ai eu l'honneur d'acheter des actions de Nortel le jour où elles coûtaient le plus cher de toute leur histoire, à 123$», dit-il d'un ton cynique. C'était le 26 juillet 2000. Dix ans plus tard, le titre ne vaut plus un sou.

Beaucoup d'investisseurs sont devenus sceptiques, après une décennie de misère en Bourse: outre la bulle techno, il y a eu les scandales comptables (Enron, Worldcomm, etc.), les fraudes d'investissement d'une ampleur sans précédent (Madoff aux États-Unis, Norbourg au Québec), la crise du crédit, la grande récession...

Le clou dans le cercueil

Mais pour plusieurs, le clou dans le cercueil a été le krach éclair du 6 mai dernier. Ce jour-là, le Dow Jones s'est effondré de 1000 points en quelques minutes, avant de rebondir. Quoiqu'on ignore encore l'élément déclencheur du krach, on sait que les techniques de négociation électronique d'investisseurs sophistiqués ont provoqué un effet boule de neige.

«C'est symptomatique d'un marché boursier où les fluctuations ne dépendent pas tant de l'économie réelle que de transactions préprogrammées», considère Jean-Sébastien.

Le krach inexpliqué a accéléré l'exode des particuliers de la Bourse. «Les maisons de courtage nous disent que leurs clients - les investisseurs individuels - se retirent des marchés depuis le 6 mai», a déclaré la présidente de la Securities and Exchange Commission (SEC), Mary Schapiro, dans un discours prononcé à New York, lundi.

Au Canada, les particuliers ont aussi déserté les parquets. «En mai, juin et juillet, il y a eu des ventes très importantes de fonds communs d'actions», indique Jack Rando, directeur des marchés des capitaux de l'Association canadienne du commerce des valeurs mobilières.

En effet, les investisseurs ont retiré 1,65 milliard de dollars en mai, 651 millions en juin, et 1,04 milliard en juillet, des fonds d'actions, selon l'Institut des fonds d'investissement du Canada (IFIC).

Pendant ce temps, ils ont fait le plein de fonds d'obligations et de fonds équilibrés. «Cela nous indique que les investisseurs de détail ont fuit vers des actifs plus sécuritaires. Mais il n'y a aucune façon de savoir si cela dépend uniquement du krach-éclair car plusieurs autres facteurs ont joué un rôle», expose M. Rando.

La décennie perdue

«Le délaissement des actions par les investisseurs particuliers est une tendance qui se dessine depuis trois ans, surtout aux États-Unis», observe Stéfane Marion, économiste et stratège en chef à la Financière Banque Nationale.

Les investisseurs américains quittent les fonds d'actions et jettent leur dévolu sur les obligations. Depuis le début de 2009, ils ont acheté pour 584 milliards de dollars de fonds d'obligations. C'est davantage que le montant de 497 milliards qu'ils avaient injectés dans les fonds d'actions au plus fort de la bulle des technos, en 1999-2000, souligne Vincent Delisle, stratège chez Scotia Capitaux.

En 10 ans, les investisseurs ont perdu leur appétit pour le risque, confirme une étude de l'Investment Company Institute (ICI). Le changement est particulièrement frappant chez les jeunes de moins de 35 ans. En 2000, 30% d'entre eux étaient prêts à prendre un risque d'investissement significatif. En 2009, cette proportion avait fondu à 22%.

Rien d'étonnant: «L'appétit pour le risque évolue en fonction des rendements passés, dit M. Delisle. Or, la Bourse américaine a offert un rendement exécrable et les obligations ont été le refuge ultime.»

En effet, la Bourse américaine (S&P 500) a fondu de 1,6% en incluant le dividende. En dollars canadiens, la baisse est encore plus prononcée (-4,8% annuel composé).

Au Canada, la situation est moins dramatique. L'indice de la Bourse de Toronto a connu un rendement total de 3,3% par année, sur 10 ans. Mais cela reste bien en dessous du rendement des titres à revenus fixes canadiens: 5,3% sur 10 ans.

Bref, les épargnants ont fait plus d'argent avec les obligations et ils n'ont pas eu à vivre les montagnes russes de la Bourse.

La fin du culte des actions

Mais l'exode des investisseurs n'est pas seulement le résultat d'un long cycle boursier défavorable.

Habituellement, les petits investisseurs retrouvent la confiance lorsque l'économie sort de la récession. Pas cette fois. La Bourse s'est redressée depuis son creux de 2009. Les profits des sociétés sont de retour. Mais pas le moral des épargnants.

Pourquoi? «Il y a une tendance démographique, répond M. Marion. Les deux tiers des fonds communs américains sont détenus par la génération des baby-boomers, une cohorte qui approche de la retraite. Ils commencent à sécuriser leurs actifs.»

C'est une tendance lourde qui s'inverse. Dans les années 50, la proportion d'actions détenue par les ménages américains représentait environ 25% de leurs actifs financiers. Le poids des actions a gonflé jusqu'à 50% au début de 2000, pour retomber à 36% aujourd'hui.

«Avec la reprise, on observe que les gens ne veulent plus laisser cette proportion-là remonter aussi haut. Quand la Bourse monte, ils vendent et redéploient l'argent ailleurs», dit M. Marion.

Ce rééquilibrage est un phénomène inusité... qui ne fait que commencer, selon certains. Le stratège du géant américain Citigroup a même annoncé la mort du culte des actions et proclamé l'avènement du nouveau culte des obligations. Ce changement d'attitude pourrait entraîner le retrait de 1900 milliards US des marchés boursiers, selon Citigroup.

Si certains s'inquiètent de cette prédiction, d'autres rappellent que le magasine Business Week a déjà consacré sa couverture à «La mort des actions». C'était en août 1979. L'inflation avait ravagé les marchés financiers et le moral des investisseurs. Mais peu après, la Bourse a amorcé un long cycle haussier.