Les grandes multinationales devront-elles bientôt payer un impôt minimal sur leurs profits à travers le monde ? Même si elles sont confortablement installées dans des paradis fiscaux ? Cette « révolution », qui fera l’objet de discussions ce mercredi au G20, n’a jamais été aussi près de se réaliser. Les plus optimistes évoquent une entente dès juillet.

Un système plein de trous

Actuellement, les grandes multinationales paient leurs impôts un peu partout dans le monde. Mais elles ont plusieurs façons légales de réduire leur facture fiscale. En délocalisant certaines activités ou leur propriété intellectuelle dans des paradis fiscaux, par exemple. Depuis 2015, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le G20 font valoir qu’il faut de nouvelles règles pour un système d’imposition plus juste pour les grandes multinationales. Question de boucher les trous du système actuel.

Une double solution

L’OCDE et le G20 proposent deux grandes solutions, qu’il faut appliquer en même temps :

1) Choisir où imposer les profits

Où doit-on imposer les profits d’une multinationale ? Dans le pays où elle a son siège social ? Dans le pays où elle a des activités qui génèrent ses profits (par exemple dans un paradis fiscal où elle a délocalisé certaines activités) ? Ou dans le pays où sont situés les consommateurs qui achètent ses produits et lui font faire des profits ? Le G20 veut donner plus de poids au dernier critère (le pays de consommation), de façon à éviter les stratagèmes dans les paradis fiscaux. Pour ce faire, il faudra une nouvelle entente internationale ratifiée par les pays du G20.

2) Un impôt minimal sur les profits mondiaux

Peu importe leur planification fiscale, les multinationales doivent finir par payer un taux d’impôt minimal (par exemple 12,5 %) sur l’ensemble de leurs profits mondiaux. En fait, si une entreprise ne paie pas cet impôt minimal, c’est que les profits ont été réalisés dans des pays ayant un taux d’imposition très bas (des paradis fiscaux). Dans ce cas, d’autres pays (où la multinationale est active) seraient autorisés à imposer la multinationale pour lui faire payer un taux d’impôt minimal sur ses profits mondiaux.

« Ce serait une révolution », dit Jean-Pierre Vidal, professeur de fiscalité à HEC Montréal. « C’est majeur. Ç’aurait été de l’utopie de parler de ça il y a 10 ans », dit Lyne Latulippe, professeure de fiscalité à l’Université de Sherbrooke et chercheuse principale à la Chaire en fiscalité et en finances publiques.

2500 multinationales, 100 milliards par an

Selon le projet de l’OCDE, cet impôt minimal sur les profits mondiaux s’appliquerait seulement aux multinationales ayant un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros (1,1 milliards CAN) par an. On parle d’environ 2500 multinationales.

En imposant un impôt minimal de 12,5 %, l’OCDE pense que les pays iraient chercher 4 % plus d’impôts de la part des entreprises — soit la somme additionnelle de 100 milliards par an.

L’appui du président Biden

Le concept d’un impôt minimal pour les multinationales vient de recevoir un appui de taille : celui de l’administration Biden. Dans un discours lundi, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a dit qu’il était « important » de s’entendre avec les pays du G20 « sur un taux d’impôt minimal à l’échelle mondiale qui arrêtera cette course vers le bas » dans l’imposition des entreprises. L’administration Biden veut hausser le taux d’imposition des entreprises de 21 % à 28 %, annulant ainsi la baisse d’impôts de l’administration Trump.

PHOTO CAROLYN KASTER, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor

Cet appui américain sera très important. Mais dans les faits, l’administration Trump n’était pas vraiment opposée à l’idée. Sous Donald Trump, les États-Unis ont mis sur pied un impôt minimal fédéral de 10,5 % pour permettre aux multinationales américaines de rapatrier certains profits.

Facture d’impôt de Nike : 0 $

Environ 55 grandes multinationales américaines — dont Nike et FedEx — n’ont pas payé d’impôt fédéral américain sur des profits avant impôts de 40 milliards en 2020, selon une étude de l’Institute on Taxation and Economic Policy.

50 % des profits imposés à un taux de 7 %

En 2015, 50 % des profits des multinationales américaines (à l’exception des sociétés pétrolières) étaient imposés dans des paradis fiscaux à un taux de 7 %. Les 50 % restants des profits étaient imposés dans des pays à taux moyen plus normal de 27 %, selon les travaux de Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’Université de Californie à Berkeley.

La solution à tous les problèmes ?

Un taux d’impôt minimal pour les profits mondiaux à 12,5 % serait « un pas énorme » pour une fiscalité des entreprises plus juste, selon la professeure Lyne Latulippe. Mais ça ne signifierait pas nécessairement la fin des paradis fiscaux et des planifications fiscales agressives.

Car les pays ne se sont pas encore entendus sur le taux minimal en question. Le taux suggéré de 12,5 % est bien en deçà du taux moyen de 23 % des pays de l’OCDE (le taux combiné fédéral-provincial au Québec est de 26,50 %). Il y aurait donc encore beaucoup de place pour les entreprises afin de diminuer leur facture fiscale près de l’impôt minimal.

Par ailleurs, les paradis fiscaux pourraient choisir de hausser leur taux d’imposition au taux minimal sur les profits mondiaux. S’ils agissaient ainsi, ces paradis fiscaux toucheraient les nouveaux revenus fiscaux, et des pays comme les États-Unis et le Canada ne toucheraient pratiquement pas de nouveaux revenus.

Vers une entente en juillet ?

Il serait très étonnant que les pays du G20 en arrivent à une entente ce mercredi. On vise plutôt une entente en juillet prochain.

Impôts des GAFAM : une entente internationale est « essentielle », dit Freeland

Le gouvernement Trudeau ne dit pas clairement s’il est favorable à un impôt minimal mondial pour toutes les multinationales. Mais il pousse très fort pour une entente internationale et un impôt minimal mondial pour les multinationales du numérique comme Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (les GAFAM).

« Si nous ne pouvons pas nous entendre là-dessus [l’imposition des GAFAM], ce serait plus qu’une énorme occasion perdue, ce serait terrible pour le système d’imposition mondial et ce serait aussi terrible pour le multilatéralisme », a dit la ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, le 28 janvier dernier lors d’une discussion organisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’imposition des géants du numérique.

Mme Freeland estime qu’il est « urgent » d’établir de nouvelles règles d’imposition communes (parmi les pays de l’OCDE) qui soient plus « justes » pour imposer les profits des GAFAM. « Le grand Martin Luther King parlait de l’urgence féroce du présent [fierce urgency of now], a dit la ministre. Nous devons aborder ces conversations avec la conviction qu’une entente [internationale] est non seulement possible, mais qu’elle est essentielle. L’alternative à une entente [internationale] n’est pas le statu quo […] mais différents pays qui vont trouver leurs propres solutions [pour imposer les GAFAM]. »

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Chrystia Freeland, ministre fédérale des Finances

En janvier, Chrystia Freeland estimait qu’une entente internationale sur l’imposition des géants du numérique représentait « une grande partie » de la tâche consistant à « rebâtir un ordre international basé sur des règles [de droit] » avec l’administration Biden, après les quatre années tumultueuses sur le plan international du mandat de Donald Trump.

« Une question à laquelle nous faisons face, c’est de savoir si un ordre international basé sur les règles [de droit] peut continuer après la COVID, a dit la ministre. Nous n’avons pas fait un très bon travail de coopération internationale sur la COVID. L’Histoire ne nous jugera pas très favorablement là-dessus. Mais maintenant que nous voyons le bout du tunnel [en ce qui concerne la COVID-19], l’une de nos tâches collectives les plus importantes avec la nouvelle administration américaine est d’arriver à un ordre international basé sur des règles [de droit], et [l’entente sur l’imposition des géants du numérique] est une grande partie de cette tâche. Nous sommes bien déterminés à y travailler. »

Élargir les principes d’imposition

L’OCDE a établi deux priorités pour réformer l’imposition des GAFAM : 1) imposer davantage leurs profits dans les pays où leurs produits numériques sont consommés ; 2) établir un impôt minimal (par exemple, 12,5 % des profits) sur l’ensemble de leurs profits mondiaux.

L’OCDE et le G20 discutent maintenant de la possibilité d’établir ces deux mêmes principes d’imposition à toutes les multinationales (pas seulement aux GAFAM).

Dans ce contexte, il est étonnant de voir le gouvernement Trudeau à la fois aussi affirmatif sur la nécessité d’une réforme fiscale pour les GAFAM et aussi vague sur la nécessité d’une réforme fiscale globale pour les multinationales.

Le cabinet de Mme Freeland n’a pas répondu mardi à la question de La Presse qui demandait si Ottawa appuyait — comme le fait l’administration Biden — le principe d’une réforme internationale et d’un impôt minimal mondial pour toutes les multinationales.

« […] Les Canadiens s’attendent à ce que les entreprises paient leur juste part d’impôt sur les revenus qu’ils enregistrent au Canada et dans le monde, a indiqué le cabinet de la ministre dans une déclaration écrite. Ces fonds financent les programmes sociaux, les soins de santé ainsi que d’autres services publics vitaux. Le Canada continuera donc de travailler avec le G7, l’OCDE et d’autres organisations internationales pour s’assurer d’avoir une assiette fiscale juste et durable. Le Canada travaille déjà avec ses partenaires internationaux à l’OCDE pour faire en sorte que les géants numériques mondiaux paient des impôts partout où ils font des affaires. »