Le véritable enjeu du tourisme spatial, ce n'est pas d'amener des gens aux frontières de l'espace pour faire des sauts périlleux arrière en apesanteur ou pour jouer les copilotes aux côtés d'un astronaute aguerri. Même si, en soi, c'est drôlement excitant. Le véritable enjeu, c'est de mettre au point un nouveau mode de transport intercontinental ultrarapide et écologique.

«Des vols suborbitaux intercontinentaux, c'est le Graal», lance Elliot Holokauahi Pulham, chef de la direction de Space Foundation, organisation américaine de recherche et de promotion du domaine spatial. «C'est d'aller d'un point à un autre, de se rendre de Toronto à Johannesburg en 90 minutes plutôt qu'en 14 ou 15 heures.»

C'est pour cela que de grands transporteurs aériens sont liés aux projets de vols suborbitaux touristiques les plus avancés à ce jour: les sociétés aériennes de Virgin Group dans le projet de Virgin Galactic, et KLM dans le projet de Space Expedition Corporation/XCOR.

«Il y a environ 100 ans, KLM a commencé son existence en offrant des tours d'avion à partir d'Amsterdam», raconte Michiel Mol, fondateur et chef de la direction de Space Expedition Corporation (SXC), joint au siège social de l'entreprise aux Pays-Bas. «Toute l'industrie du transport aérien a évolué à partir de ce genre d'initiative. La même chose se produira pour le transport spatial. C'est pour cela que KLM est devenu notre partenaire il y a trois ans.»

Le directeur commercial de Virgin Galactic, Stephen Attenborough, note que l'expertise acquise avec les vols suborbitaux touristiques sera précieuse pour la mise sur pied d'un programme de vols commerciaux d'un point A à un point B.

«Cela prouvera que nous pouvons faire voler tous ces gens dans l'espace, que nous leur faisons vivre une expérience extraordinaire, que nous assurons leur sécurité et que nous pouvons faire de l'argent, indique-t-il dans une entrevue téléphonique depuis le Royaume-Uni. C'est une première étape.»

Évidemment, c'est l'économie de temps qui constitue le principal avantage de vols transcontinentaux suborbitaux.

«Le premier marché sera probablement le transport de colis, affirme M. Pulham, de Space Foundation. UPS et FEDEX sont sérieusement intéressés. Cela représentera une grande partie de l'industrie du transport suborbital.»

Les promoteurs de ce type de voyages évoquent un autre avantage: leur caractère écologique. «On parle d'une fraction de l'impact environnemental d'un vol régulier parce que la majeure partie du vol se déroule au-delà de l'atmosphère», explique M. Attenborough.

Il s'agit de s'y rendre le plus efficacement possible, puis de bénéficier de l'absence de résistance de l'air, commente de son côté M. Mol.

Tant Virgin Galactic que SXC soutiennent qu'il ne s'agit pas d'une course, mais chacun espère être le premier à effectuer un vol suborbital avec des touristes à bord.

«Ce n'est pas une course, mais si ce l'était, nous la gagnerions, lance M. Attenborough, de Virgin Galactic. Nous sommes en avance de cinq à six ans, personne d'autre n'a même fait rouler quoi que ce soit en dehors de ses hangars.»

Le SpaceShipTwo de Virgin Galactic a déjà procédé à deux vols supersoniques, en avril et en septembre dernier. Au cours de ces essais, il a atteint l'altitude de 21 km, ce qui est toutefois encore loin des 100 km qu'il devrait atteindre - c'est la distance considérée comme le «début» de l'espace.

Les passagers devront payer 250 000$US pour une petite virée à bord. Durant le vol de près de deux heures, ils ne passeront qu'un peu plus de six minutes en apesanteur.

«Le premier vol [avec passagers] devrait probablement avoir lieu vers la fin de 2014, affirme M. Attenborough. Mais j'insiste sur le mot "probablement". Ce n'est pas une certitude. Nous avons envoyé à la Federal Aviation Administration (FAA) notre demande pour une licence d'exploitation commerciale. Nous serons les premiers à avoir une telle licence pour des vols suborbitaux.»

Le président de l'agence de voyages montréalaise Unik Tour, Philippe Bergeron, a parié sur SXC et sur XCOR, une entreprise américaine qui conçoit les véhicules spatiaux qu'exploitera SXC. Unik Tour vend des billets pour le Lynx Mark I, le premier de ces véhicules, pour la modique somme de 95 000$US. Si tout va bien, le Lynx Mark I transportera son premier passager payant à 60 km d'altitude avant la fin de 2014 ou au début de 2015.

Unik Tour offre également des billets à 100 000$ US pour le Lynx Mark II, qui devrait passer la marque des 100 km d'altitude un an plus tard. Cet échéancier pourrait évidemment être modifié.

M. Bergeron ne s'inquiète pas à l'idée de voir Virgin Galactic effectuer ses premiers vols commerciaux avant SXC. Surtout si le Lynx Mark I prend son envol relativement peu de temps après. «Mais ce qui serait dur, c'est si le premier vol du Lynx avait lieu 10 ans après», reconnaît-il.

Véhicules, rivalité 

Ironiquement, le SpaceShipTwo de Virgin Galactic et le Lynx Mark I de XCOR, les deux principaux programmes engagés dans la course privée à l'espace, sont construits à quelques kilomètres l'un de l'autre, à Mojave, en Californie. Saine rivalité ou compétition hostile?

Selon Michiel Mol, de SXC (partenaire de XCOR), les relations entre les deux équipes sont plutôt cordiales. «Nous partageons un rêve, rendre les voyages spatiaux possibles pour tout le monde, explique-t-il. Et puis, deux acteurs, ça fait une industrie. C'est mieux que d'être tout seul.»

Stephen Attenborough, qui était cadre supérieur dans une importante société de gestion d'actifs de Londres avant de se joindre à Virgin Galactic en 2004, se montre plus distant.

«Nous leur souhaitons bonne chance, mais nous n'allons certainement pas les aider ou partager des informations avec eux, affirme-t-il. C'est un projet commercial après tout. Nous y avons investi des centaines de millions de dollars.»

Le Lynx

Une grosse maquette du Lynx, une sorte de navette spatiale aux ailes surdéveloppées, trône dans le bureau du président d'Unik Tour, Philippe Bergeron, au 15e étage d'un édifice du centre-ville de Montréal.

Unik Tour se spécialise dans les voyages personnalisés pour une clientèle haut de gamme. Une petite promenade aux portes de l'espace entrait tout à fait dans son créneau. Et l'approche de SXC/XCOR plaisait tout particulièrement à M. Bergeron.

«Ce que j'aime, c'est qu'on est seul avec le pilote, explique-t-il. Comme expérience, ça n'a rien à voir avec le vol de Virgin Galactic.» Le Lynx ne transportera en effet qu'un seul passager, qui s'assiéra directement à côté du pilote.

«C'est la meilleure position possible, s'enthousiasme Michiel Mol, fondateur et chef de la direction de Space Expedition Corporation (SXC). Vous pouvez discuter de tout avec le pilote, et le plus important, c'est cette vue magnifique, grâce à ces parois de verre qui vous entourent.»

Propulsé par un moteur de fusée, le Lynx décollera à l'horizontale à partir d'une piste d'atterrissage, comme un avion conventionnel. Rapidement, il se mettra à la verticale pour atteindre l'espace. À l'apogée, le pilote et le passager pourront expérimenter l'apesanteur pendant quatre à six minutes avant le retour dans l'atmosphère. Le véhicule profitera de ses ailes pour planer en traçant de grands cercles et atterrir sur la piste. Le vol devrait prendre une soixantaine de minutes en tout.

Toutefois, le passager ne pourra pas se détacher et s'amuser à flotter dans la cabine.

«Il n'y aura pas de sauts périlleux, reconnaît M. Mol. Mais selon plusieurs astronautes, la grande vitesse, la force gravitationnelle, l'apesanteur, tout ça est excitant, mais le plus extraordinaire, ce qui change vraiment une vie, c'est la vue. Et puis, selon ces astronautes, on ressent l'apesanteur dans toutes les cellules de son corps.»

Le SpaceShipTwo

Les passagers du SpaceShipTwo de Virgin Galactic pourront se prendre pour Sandra Bullock. Au coeur du vaisseau suborbital, à l'arrière de la cabine de pilotage, les six passagers pourront quitter leur siège et flotter pendant la brève période d'apesanteur. Ils pourront également regarder à l'extérieur à travers de grands hublots.

Virgin Galactic utilise un avion doté de moteurs conventionnels, le WhiteKnightTwo, pour lancer le véhicule suborbital. Le WhiteKnightTwo comprend deux cabines identiques reliées par une aile presque aussi large que la voilure d'un Boeing 767. SpaceShipTwo s'arrime sous l'aile, entre les deux cabines. Le WhiteKnightTwo décolle comme un avion ordinaire. Lorsqu'il atteint une altitude de 15 km, il relâche le SpaceShipTwo, qui utilise un moteur de fusée pour grimper jusqu'à plus de 100 km d'altitude.

Stephen Attenborough, directeur commercial de Virgin Galactic, fait valoir que l'avion-lanceur permet de minimiser l'utilisation de carburant de moteur de fusée, ce qui entraîne une réduction des émissions polluantes.

«Utiliser une fusée lancée à partir du sol, c'est cher, c'est dangereux et ce n'est pas bon pour l'environnement, soutient-il. Nous n'aimions pas ça.»

Pratt&Whitney Canada dans la stratosphère

Pratt&Whitney Canada (P&WC) jouera un rôle dans la conquête commerciale de l'espace.

L'entreprise de Longueuil motorisera l'avion-lanceur du SpaceShipTwo de Virgin Galactic, le WhiteKnightTwo, à l'aide de quatre moteurs PW308A. P&WC assemble ce moteur à Mississauga, mais il en fabrique plusieurs composants à Longueuil.

Comme Virgin Galactic prévoit utiliser quatre avions-lanceurs, 16 moteurs seront nécessaires.

«Ce n'est pas un volume énorme, mais c'est une très bonne publicité pour nous», affirme le président de P&WC, John Saabas, dans une entrevue avec La Presse Affaires.

La participation de P&WC au projet lui confère un autre avantage. Le WhiteKnightTwo ne volera pas jusque dans l'espace, mais il volera tout de même jusqu'à 15 km d'altitude, ce qui correspond à la limite inférieure de la stratosphère. Cette expérience permettra donc à P&WC d'engranger de précieuses données sur le vol à haute altitude.

«Il y aura un marché pour les drones qui volent à haute altitude, indique M. Saabas. On parle d'une nouvelle génération de moteur. C'est intéressant pour nous.»

Des dollars dans l'espace

Même si l'objectif ultime est de mettre en place des vols intercontinentaux, Virgin Galactic doit quand même gagner de l'argent avec son projet actuel de vols suborbitaux touristiques.

Le directeur commercial de Virgin Galactic, Stephen Attenborough, ne veut pas dire combien de passagers seront nécessaires pour atteindre le seuil de rentabilité. Jusqu'ici, Virgin Galactic a vendu près de 700 billets.

«Nous devrions être rentables assez rapidement, soutient-il. Nous avons un plan d'affaires assez prudent.»

Il ajoute qu'avec tous ses avantages, Virgin Galactic devrait être en mesure de dominer le marché pendant un certain temps et d'établir ainsi des prix raisonnables d'un point de vue commercial.

En outre, Virgin Galactic entend mettre à profit ses actifs pour offrir d'autres services, comme le lancement de satellite et l'envoi d'expériences scientifiques dans l'espace.

Michiel Mol, le riche homme d'affaires néerlandais qui a fondé SXC, croit lui aussi qu'il y a de l'argent à gagner avec les vols suborbitaux touristiques.

«Sinon, nous ne serions pas là-dedans», lance-t-il.

Il estime que SXC sera profitable avec 75 voyageurs par année. Or, 250 billets ont déjà été vendus.

Elliot Pulham, de Space Foundation, croit que Virgin Galactic est beaucoup plus solide que SXC/XCOR.

«Virgin a effectué plus de recherche et développement, explique-t-il. Sans rien enlever à XCOR, le calibre de l'équipe industrielle de Virgin est impressionnant, avec Northrop Grumman et Sierra Nevada.»

La question du financement des deux acteurs est également cruciale.

«Il y a un rôle pour les deux, mais est-ce que XCOR pourra acquérir le capital nécessaire pour le long terme?, s'interroge M. Pulham. Ils ne peuvent pas compter sur les goussets profonds de Sir Richard Branson.»

Stephen Attenborough exprime également des doutes. «Ils ne sont pas bien financés, leur technologie n'est pas encore prouvée, déclare-t-il. Il faut plus qu'un petit budget et une petite équipe de gens enthousiastes.»

Philippe Bergeron, d'Unik Tour, demeure confiant, mais également prudent. Il raconte qu'avant de faire affaire avec SXC/XCOR, il avait d'abord conclu une entente de distribution avec RocketPlane, une entreprise de l'Oklahoma, financée par la NASA, qui promettait également des vols suborbitaux. L'entreprise a cependant fait faillite en 2008. Unik Tour s'est alors tournée vers XCOR et SXC.

«Si SXC fait faillite, les vols seront honorés par XCOR», affirme M. Bergeron, qui a déjà recruté une dizaine de clients. Il ajoute qu'une bonne partie des versements des clients est placée en fiducie, soit 35 000$US. «J'ai beaucoup d'arguments pour sécuriser les clients, déclare-t-il. Nous vendons des voyages dans l'espace, mais de façon très prudente.»