La lutte est vive entre Boeing et Airbus, entre Embraer et Bombardier. Les avionneurs investissent des milliards pour développer de nouveaux appareils plus performants et plus verts, et ainsi gagner la faveur des transporteurs. Mais la véritable guerre se livre ailleurs, entre les motoristes. Ce sont les innovations concoctées par les Pratt&Whitney et les GE de ce monde qui propulsent véritablement l'industrie aérienne.

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Le champ de bataille: le segment des appareils à fuselage étroit, ces avions de 100 à 200 places qui constituent le coeur de la flotte mondiale des transporteurs aériens. À l'heure actuelle, ces appareils représentent 62% de l'ensemble des jets commerciaux.

Les combattants: les vieux rivaux que sont Airbus et Boeing, mais aussi une série d'aspirants aux dents longues comme la société canadienne Bombardier, la chinoise Comac, les russes Sukhoi et Irkut, la brésilienne Embraer et la japonaise Mitsubishi.

Les armes: de nouveaux appareils ou des versions améliorées d'appareils existants comme l'Airbus A320neo, le Boeing 737 Max et la CSeries. Des avions rutilants qui ont fière allure.

«Les apparences sont trompeuses, affirme Richard Aboulafia, vice-président de la firme de consultation américaine Teal Group. La magie se retrouve sous la surface.»

L'arme secrète, c'est le moteur. Selon les analystes, ce sont surtout les innovations technologiques apportées aux moteurs qui permettent de réduire la consommation de carburant, les émissions polluantes et le bruit.

Bien entendu, les avionneurs ont apporté des innovations aux appareils: des commandes de vol électriques, des matériaux avancés, des ailes redessinées.

«L'effet de ces améliorations sur la consommation de carburant est très inférieur à l'effet des innovations apportées aux moteurs», soutient George Dimitroff, analyste de la firme britannique Ascend.

Selon Richard Aboulafia, l'efficacité de la nouvelle génération de moteurs est tout simplement incroyable.

«Si vous voulez sauver la planète, c'est là qu'il faut regarder, lance-t-il. C'est dans les moteurs d'avion qu'on voit s'accomplir les miracles technologiques.»

L'un de ces nouveaux moteurs porte le doux nom de turbosoufflante à réducteur. Il a été rebaptisé PurePower par Pratt&Whitney pour le marché des appareils commerciaux à fuselage étroit. Sa configuration est différente de celle des turbosoufflantes traditionnelles: une boîte d'engrenages permet au ventilateur du moteur de tourner à basse vitesse et au compresseur et à la turbine de fonctionner à des vitesses beaucoup plus élevées.

La vitesse réduite du ventilateur entraîne une réduction du bruit. Et grâce à la vitesse supérieure du compresseur et de la turbine, le motoriste peut diminuer le nombre des étages du moteur, donc le nombre de pièces, ce qui permet de réduire les coûts d'exploitation.

Pratt&Whitney, une filiale d'United Technologies Companies (UTC), travaille sur la turbosoufflante à réducteur depuis des années. Or, même si cette nouvelle technologie était prometteuse, Airbus et Boeing n'étaient pas pressés de remotoriser ou de remplacer leurs appareils à fuselage étroit. L'A320 et le Boeing 737 continuaient de se vendre comme des petits pains en dépit de leur âge vénérable.

C'est alors que Bombardier est entrée en scène avec la CSeries, une nouvelle famille d'appareils à la recherche d'un moteur performant.

Le grand patron d'UTC Louis Chênevert a cru à la CSeries et a offert à Bombardier une version de la turbosoufflante à réducteur.

«UTC a été le plus grand facilitateur de la CSeries, soutient M. Aboulafia. Mais la CSeries n'était qu'un point de départ.»

Selon l'analyste, UTC et Pratt&Whitney souhaitaient que la CSeries force Airbus et Boeing à rafraîchir leurs appareils à fuselage étroit. Et à adopter la turbosoufflante à réducteur.

«La stratégie a fonctionné, mais juste à moitié, soutient M. Aboulafia. Pratt&Whitney n'a pas réussi à mettre la main sur Boeing.»

Airbus a été le premier à réagir, en décembre 2010, en annonçant le lancement d'une nouvelle version de l'A320, le Neo (New Engine Option). L'avionneur offre un choix de moteurs à ses clients: le PurePower de Pratt&Whitney ou le nouveau Leap-X de CFM International, un consortium qui comprend GE et Snecma.

Boeing, qui a longtemps hésité avant de lancer une nouvelle version du 737, a finalement décidé de le remotoriser avec un seul type de moteur, le Leap-X.

George Dimitroff explique que les ailes du 737 sont plus basses que celles de l'A320. L'appareil de Boeing ne peut donc pas accueillir facilement le PurePower.

«Une grande soufflante permet une performance optimale, indique l'analyste. En devant restreindre la taille de la soufflante, Boeing perd donc des avantages de la turbosoufflante à réducteur.»

Outre le 737 Max, le Leap-X motorisera le nouvel appareil à fuselage étroit de la société chinoise COMAC, le C919. De son côté, le PurePower équipera deux nouveaux appareils à fuselage étroit, le MRJ de Mitsubishi et le MC-21 d'Irkut, en plus de la CSeries.

Alors que le premier modèle du PurePower, celui qui motorisera la CSeries, a déjà accompli plus de 250 heures d'essais en vol, le Leap-X est encore un concept en développement. Mais Richard Aboulafia rappelle que les partenaires de CFM ont fait leurs preuves dans le passé.

«Je ne parierais pas contre GE», lance-t-il.

Il s'émerveille de voir à quel point les deux moteurs en lice sont différents.

«Je n'ai jamais vu autant de divergences entre deux philosophies de moteurs», soutient-il.

Contrairement à la turbosoufflante à réducteur, le Leap-X fait appel à une configuration conventionnelle. CFM entend réduire de façon dramatique la consommation de carburant et le bruit de ce type de moteur en utilisant davantage de matériaux avancés et en raffinant sa géométrie.

«Ces matériaux sont plus chers, mais le développement de ce moteur est moins risqué parce qu'il ne s'agit pas d'une technologie radicale», observe George Dimitroff.

Le développement de la boîte d'engrenage de la turbosoufflante à réducteur est toutefois moins risqué qu'il ne paraît.

«Cela fait des années que Pratt&Whitney Canada travaille avec des boîtes d'engrenage pour les moteurs qui propulsent les turbopropulseurs et les hélicoptères», rappelle toutefois M. Dimitroff.

Pour sa part, Rolls-Royce a totalement raté la course à la remotorisation des appareils à fuselage étroit.

«Ils n'avaient probablement rien à proposer dans ce segment, lance M. Aboulafia. Ils ont manqué une génération de moteurs.»

La société britannique a concentré ses efforts sur des moteurs destinés à de plus gros appareils. Le motoriste vise également le marché des appareils qui remplaceront ultimement les 737 et les A320 autour des années 2020-2025.

En ce sens, Rolls-Royce fourbit une arme encore plus radicale que la turbosoufflante à réducteur, le rotor ouvert. Ce type de moteur est particulièrement efficace parce que ses pales ne sont pas enveloppées par une carène.

Il a cependant un défaut de taille: il est extrêmement bruyant.

«Dans un moteur traditionnel, la carène permet de limiter le bruit, indique M. Dimitroff. De plus, si une pale se détache, elle n'est pas contenue par la carène et elle peut frapper l'appareil.»