Des relations d'affaires tissées serrées soulèvent des questions d'éthique au sein de la société Air Canada. Certains membres des conseils d'administration, censés défendre l'intérêt des actionnaires, sont en même temps des clients importants du transporteur aérien.

Des actionnaires ont fait part de leur préoccupation à La Presse Affaires au sujet de cette apparence de conflits d'intérêts. La question vise les courtiers Marchés de capitaux Genuity et Valeurs mobilières TD, de même que la firme d'avocats Stikeman Elliott.

Normalement, les membres du conseil d'administration d'une société en Bourse sont nommés pour défendre l'intérêt des actionnaires, petits et grands. Si les administrateurs, par ailleurs, travaillent pour des firmes qui reçoivent des contrats de l'entreprise en Bourse, il peut y avoir un conflit d'intérêts.

Dans le cas d'Air Canada et de son holding ACE Aviation, cinq administrateurs sont touchés par de telles relations. Au premier chef se trouve le nouveau PDG d'Air Canada, Calin Rovinescu.

En avril dernier, M. Rovinescu a démissionné de la firme de courtage qu'il a fondée, Genuity, pour accéder à la présidence d'Air Canada. Or, la semaine dernière, on apprenait que le principal courtier choisi par Air Canada pour gérer sa nouvelle émission d'actions est Genuity.

Si tout va bien, cette émission rapportera 287 millions à Air Canada et les courtiers empocheront de leur côté jusqu'à 12 millions. Genuity pourrait toucher de 25 % à 40 % de cette somme, estime-t-on.

Chez Genuity, on nous répond que M. Rovinescu ne détient plus aucune participation dans Genuity, directement ou indirectement. Cependant, La Presse Affaires a constaté que l'actuel PDG de Genuity, David Kassie, est récemment devenu membre du conseil de Gestion ACE Aviation, holding d'Air Canada. Sa nomination est survenue le printemps dernier, au moment où son partenaire Calin Rovinescu était nommé PDG d'Air Canada.

L'émission d'actions d'Air Canada comprend deux principaux preneurs fermes, soit les courtiers Genuity et Valeurs mobilières TD. Or, TD a aussi un administrateur au sein du transporteur aérien. Robert McLellan vient d'accéder au conseil d'administration d'ACE Aviation. Ce holding détient 75 % d'Air Canada, mais l'émission diluera sa participation à 25 %.

Renvois d'ascenceurs ?

« Il y a une apparence de conflit d'intérêts, c'est clair. On a l'impression qu'il y a beaucoup de renvois d'ascenseurs, de Scratch my back and I'll scratch yours », dit Jacques Bourgeois, professeur honoraire de finance à HEC Montréal.

Les liens sont à ce point tissés serrés que le prospectus de l'émission d'actions met en garde les futurs acheteurs. Air Canada, mentionne le prospectus, peut être considéré comme un « émetteur associé » de Genuity et de TD. Le terme « émetteur associé », selon la loi sur les valeurs mobilières, signifie que l'éventuel acheteur des actions peut « avoir des doutes sur l'indépendance » entre Air Canada et les deux administrateurs courtiers, soit MM. Kassie et McLellan.

Joint au téléphone, le PDG de Genuity, David Kassie, juge qu'il n'est pas en conflit d'intérêts, puisque l'émission d'actions est une décision du conseil d'Air Canada et non celle du holding ACE, pour lequel il est membre du conseil.

« Le Canada étant un pays relativement petit, c'est le genre de choses qui se produisent souvent. S'il y avait eu un conflit, je me serais récusé (sorti de la réunion). Mais ce ne fut pas le cas parce que c'était une question pour le conseil d'Air Canada et non pour celui de ACE », a dit M. Kassie.

Même son de cloche à la Banque TD, qui ajoute que Robert McLellan a appris après coup l'attribution du contrat de courtage à Valeurs mobilières TD.

Ne s'agit-il pas tout de même du « Old Boys Network » ? « Je ne dirais pas cela. Les gens ont des relations lorsqu'ils font des affaires et ils ont tendance à faire affaire avec des gens qu'ils connaissent bien, qu'ils respectent et en qui ils ont confiance », dit-il.

Tous ne sont pas de cet avis, cependant. Le professeur Jacques Bourgeois estime qu'une telle proximité « peut poser problème ». Peut-être les financiers de la transaction veulent-ils s'assurer que l'émission se déroulera bien, avance-t-il, étant donné la fragilité d'Air Canada.

Stikeman Elliott

Les deux courtiers ne sont pas les seuls à s'être placés dans des situations délicates. La firme Stikeman Elliott a des représentants sur les deux conseils d'administration (Marvin Yontef pour Ace et Jean-Marc Huot pour Air Canada). Or, le transporteur aérien est un important client de Stikeman depuis 21 ans. Le cabinet donne des conseils juridiques pour le récent prospectus, entre autres.

Autrement dit, les deux avocats profitent des honoraires perçus d'Air Canada à titre d'associés de Stikeman. En même temps, ils reçoivent une rémunération du transporteur aérien pour défendre les actionnaires à titre d'administrateurs. L'an dernier, Marvin Yontef a même reçu 148 750 $ d'ACE pour son travail d'administrateur.

Compte tenu de leurs liens d'affaires, ces avocats seront-ils critiques envers la direction qui a embauché leur firme ? Défendent-ils les intérêts des actionnaires ou ceux de leur cabinet ?

Joint au téléphone, Jean-Marc Huot affirme qu'il n'y a pas de conflits d'intérêts. D'abord, les enjeux financiers pour Stikeman sont très petits. Ensuite, les administrateurs sont clairement avisés de cette relation. La circulaire de direction d'Air Canada, dit M. Huot, mentionne d'ailleurs qu'il n'est pas indépendant de la direction. « Chez Stikeman, l'intégrité est une chose très importante », dit-il.

Michel Nadeau, directeur général de l'Institut pour la gouvernance, ne crie pas au scandale. « Ce n'est pas une société d'État, mais une société privée en Bourse, dit-il. Les autres membres du conseil doivent s'assurer que les gens en question ne se placent pas en conflit d'intérêts. »

Selon M. Nadeau, la situation ne serait pas souhaitable si, par exemple, Calin Rovinescu touchait une commission pour l'émission d'actions ou était encore actionnaire de Genuity.

Chez Air Canada, la porte-parole Isabelle Arthur nous renvoie au code d'éthique de 35 pages de la société, où l'on somme les employés et administrateurs de ne pas se placer en situation de conflit d'intérêts.