Jean-Pierre Brunet sait depuis longtemps qu'il ne reverra jamais les 2,9 millions qu'il a perdus dans Focus Management et iVest Funds, deux fonds offshore liés à Triglobal, de Montréal, distributeur de fonds communs fermé par les autorités en 2008 après un scandale de fraude.

M. Brunet n'a pas été surpris de recevoir le 25 juillet dernier une lettre du liquidateur Raymond Chabot Grant Thornton informant les créanciers que Focus Management - la dernière société encore active liée au scandale Triglobal - serait dissoute le 14 août par un tribunal des îles Caïmans. C'est ce que recommanderont à la cour les experts-comptables de Grant Thornton qui ont disséqué cette fraude où les investisseurs ont perdu 86 millions de dollars.

« Je n'avais pas d'illusions sur nos chances de récupérer grand-chose. Mais je pensais au moins qu'on obtiendrait justice. Ce qui me dépasse, c'est qu'après 10 ans d'enquête de la GRC [Gendarmerie royale du Canada], il n'y a pas d'accusations au criminel », dit M. Brunet, qui avait investi avec sa famille 4,1 millions de dollars après avoir vendu ses deux entreprises industrielles établies aux États-Unis.

« J'ai passé ma vie à bâtir mes compagnies, j'ai payé mes impôts après la vente. Puis, j'ai perdu les deux tiers de ma retraite à cause de Triglobal », dit M. Brunet, qui tient responsable Themis Papadopoulos, l'ex-président de Triglobal.

M. Papadopoulos et Mario Bright, les deux propriétaires de Triglobal, de Focus Management et d'Ivest Fund, ont quitté le pays avant qu'éclate le scandale en 2008 et sont réputés habiter leur Grèce natale, selon une poursuite civile déposée en 2010 à Montréal.

Une fraude, dit le syndic

M. Brunet et un couple d'enseignants, John Jones et Margaret Jones, ne sont pas les seuls à s'étonner de l'absence d'accusations.

Themis Papadopoulos vers 2004. La photo ornait une plaque remise à Triglobal quand la compagnie avait reçu le prix des Leaders de la croissance. En 2007, Triglobal avait 1,6 milliard d'actifs sous gestion, surtout dans des fonds communs émis par de grandes institutions et non touchés par la fraude. Photo Rémi Lemée, archives La Presse.

« C'est clair pour nous que c'est un Ponzi* » (un type de fraude), dit le syndic et expert-comptable Nicolas Boily, de Raymond Chabot Grant Thornton. Cette firme comptable a été nommée en 2008 par le gouvernement du Québec pour analyser la mécanique comptable de la fraude Triglobal et liquider ses composantes ici et dans les paradis fiscaux. 

« On a eu plusieurs rencontres avec la GRC, on leur a clairement dit que c'était notre avis. D'ailleurs, c'est écrit noir sur blanc dans nos rapports aux créanciers que ça a toutes les caractéristiques d'une fraude Ponzi. »

Dès le premier rapport, en août 2009, on explique qu'il « existe une sérieuse possibilité que Focus n'ait jamais été un instrument d'investissement légitime ». Le rapport évoquait aussi la possibilité de « détournements de fonds » et de « blanchiment d'argent ».

Des millions volés

Le rapport détaille le parcours de l'argent obtenu des clients de Triglobal au Canada qui plaçaient leur argent dans iVest, aux Bahamas. L'argent (30 millions) a ensuite été viré à Focus Management, aux îles Caïmans, puis transféré par l'intermédiaire d'une société-écran des Caïmans à PNB Management, firme montréalaise appartenant à MM. Papadopoulos et Bright. 

D'autres très nombreux virements ont été faits directement à des bénéficiaires non identifiés.

Les rapports des coliquidateurs soulignent n'avoir trouvé aucune transaction profitant directement à MM. Papadopoulos et Bright. Mais « de très nombreuses sorties de fonds se faisaient sous forme de traites bancaires payables au porteur », dit M. Boily. « On ne sait pas à qui ç'a été fait et on ne peut pas les retracer. »

De plus, M. Boily et son collègue de Grant Thornton aux îles Caïmans, Hugh Dickson, n'ont jamais réussi à obtenir la totalité des relevés et des documents bancaires de Focus Management, qui sont détenus par la filiale suisse de la Banque Nationale de Paris (BNP). Selon les deux syndics, qui agissent maintenant comme liquidateurs, la BNP invoque le secret bancaire et refuse de leur communiquer ces états de compte.

Le rapport d'enquête de la GRC est au DPCP depuis 2014

Selon les rapports aux créanciers, le rapport d'enquête de la GRC a été déposé à l'automne 2014 au bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec (DPCP). Aucune accusation n'a été portée. « Nous avons plusieurs fois exprimé à la GRC nos préoccupations devant l'absence de poursuites », indiquent les deux syndics.

Un stratagème Ponzi est un type de fraude où les responsables du détournement de fonds augmentent la durée et les profits de leur arnaque en payant les intérêts et les remboursements des clients anciens avec les dépôts des nouvelles victimes. L'affaire Norbourg était aussi une fraude à la Ponzi. Elle tient son nom de Charles Ponzi (ci-haut) auteur d'une retentissante fraude de ce genre à Boston dans les années 1920. Photo Wikipédia

« Au début, je pensais qu'il y aurait des accusations. Mais maintenant, j'ai de sérieux doutes», dit Nicolas Boily, de Raymond Chabot Grant Thornton. « La dernière fois que j'ai communiqué avec le DPCP [en 2017, selon le rapport], la réponse a été très fermée et ils ont juste dit qu'ils ne pouvaient rien dire. S'ils n'ont pas accouché après 10 ans, je pense qu'ils ne feront rien .»

Triglobal a été fermée par l'Autorité des marchés financiers (AMF) en décembre 2007, six mois après des articles de La Presse montrant des liens entre Triglobal et Norbourg, et montrant qu'Ivest Fund était administré par les dirigeants de Triglobal. L'article montrait qu'Ivest était vendu illégalement au Canada par Triglobal et était en difficultés aux Bahamas.

Depuis, des jugements au civil au Québec ont décrit comme frauduleuses les activités de MM. Papadopoulos et Bright dans le scandale Triglobal.

Les investisseurs canadiens - qui n'ont rien fait d'illégal - n'étaient pas informés par Triglobal qu'iVest et Focus étaient gérés par les dirigeants de Triglobal.

Quand Focus sera dissoute, les quelque 175 investisseurs connus obtiendront des miettes : la faillite de la société a des réclamations totalisant 69,5 millions et elle a 121 311,35 $ en banque.

Quant à M. Brunet, qui dit avoir fait des dénonciations détaillées à la GRC et à l'AMF, il se désole quand il compare l'enquête sur Triglobal avec l'efficacité de la police et du système judiciaire aux États-Unis quand il y a fraude : « Nous sommes une république de bananes. »

* Un stratagème Ponzi est un type de fraude où les responsables du détournement de fonds augmentent la durée et les profits de leur arnaque en payant les intérêts et les remboursements des clients anciens avec les dépôts des nouvelles victimes. L'affaire Norbourg était aussi une fraude à la Ponzi. Elle tient son nom de Charles Ponzi auteur d'une retentissante fraude de ce genre à Boston dans les années 1920.

Un prospectus d'Ivest Fund, inscrit au Bahamas, mais contrôlé par les propriétaires de Triglobal à Montréal. Le document avait été commandé par les dirigeants de Triglobal à concepteur graphique de Montréal. Photo La Presse

Pas d'accusations, pas d'explications

Au bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales, Me Jean-Pascal Boucher a dit ne pas pouvoir confirmer ni infirmer l'existence d'un dossier policier recommandant des poursuites.

L'AMF, qui a financé l'enquête juricomptable de Grant Thornton à la hauteur de 269 000 $, n'a pas déposé d'accusations pénales dans ce dossier. « Le dossier d'enquête a été pris en charge par la GRC », a indiqué à La Presse Jean-Maurice Bouchard, de l'AMF. 

La GRC n'a répondu à aucune des questions posées lundi dernier par La Presse.

L'avocat de Themis Papadopoulos en 2008, Jacques Allali, est en vacances et n'avait pu être joint au moment d'aller sous presse.