Les multinationales des États-Unis accumulent les profits à l'étranger pour éviter le fisc américain. Au Québec aussi, les grandes entreprises conservent d'importants bénéfices à l'étranger. Mais elles ne le font généralement pas pour des raisons fiscales.

En examinant attentivement les rapports annuels des grandes entreprises québécoises, on découvre que plusieurs d'entre elles possèdent des filiales qui conservent d'importants profits à l'étranger - près de 7 milliards au total pour celles qui en font la divulgation.

Le chiffre peut étonner, mais il reflète d'abord et avant tout l'internationalisation grandissante de Québec inc. Ces dernières années, des firmes comme Alimentation Couche-Tard, CGI et Gildan sont devenues de véritables multinationales. D'autres, comme SNC-Lavalin et Bombardier, le sont depuis longtemps.

« Ce sont des bénéfices qu'on utilise pour financer la croissance à l'étranger, déclare Claude Breton, porte-parole de la Banque Nationale. Au lieu de sortir des profits canadiens pour financer nos activités mondiales, on se sert des bénéfices de l'extérieur du Canada. » À Gaz Métro, on rapatrie généralement le tiers des bénéfices générés chaque année par les filiales américaines, et le reste sert à financer des investissements là-bas, précise une porte-parole, Marie-Christine Demers.

« Ce n'est pas de l'argent qu'on garde à l'étranger pour ne pas payer d'impôt au Canada », insiste Isabelle Adjahi, porte-parole de WSP (ex-Genivar).

Dans certains cas, les entreprises n'ont pas le droit de rapatrier au Canada la totalité de leurs profits étrangers. C'est le cas de Lassonde. Pour réaliser une importante acquisition aux États-Unis, le producteur de jus a contracté un prêt comportant des conditions qui limitent les profits américains qu'il peut rapatrier ici, explique le chef de la direction financière de l'entreprise, Guy Blanchette.

Par ailleurs, il ne faut pas s'imaginer que ces profits accumulés à l'étranger au fil des ans font en sorte que les entreprises québécoises ont nécessairement des comptes bancaires qui débordent à l'autre bout du monde. « C'est une chose d'avoir des profits non rapatriés, mais ça ne veut pas dire que le cash est encore là. Il peut avoir été prêté à une autre filiale dans un autre pays », souligne François Dufresne, chef de la direction financière de GLV. Par exemple, CGI a des bénéfices non rapatriés de 934 millions, mais seulement 16,4 millions en liquidités à l'étranger.

Il faut aussi mettre les choses en perspective. Au Canada, les cinq plus grandes entreprises détiennent à elles seules des profits de plus de 100 milliards à l'étranger. Aux États-Unis, 307 des plus grandes multinationales ont accumulé à l'étranger des bénéfices de plus de 1950 milliards US, selon Bloomberg.

Le problème américain

Au sud de la frontière, ces profits qui échappent au fisc américain font régulièrement les manchettes. Les entreprises ne sont pas pressées de les rapatrier parce qu'elles se retrouveraient alors avec une facture d'impôts considérable. « C'est moins tentant de ramener l'argent », résume Robert Chayer, fiscaliste au cabinet comptable Richter.

Les profits étrangers sont imposés dans les pays où ils ont été gagnés. Mais dans le cas d'une filiale d'une entreprise établie aux États-Unis, le fisc américain peut également imposer ces bénéfices lorsqu'ils sont rapatriés par la société mère.

« C'est très désavantageux pour une multinationale américaine de rapatrier les profits de ses filiales étrangères », affirme Denis Langelier, associé de PwC.

Par exemple, les profits d'une filiale britannique sont d'abord imposés à 21 % par Londres. S'il sont rapatriés aux États-Unis, le fisc américain réclamera environ 17 % de plus, soit la différence entre le taux d'imposition britannique et celui du pays de Barack Obama, qui est d'environ 38 % (impôt des États compris). Si les profits ont été enregistrés dans des pays à faible taux d'imposition, la somme à verser au fisc américain est encore plus grande. Ainsi, Apple estime qu'elle devrait verser pas moins de 18,4 milliards US en impôts pour rapatrier ses profits étrangers de 54,4 milliards US, soit 34 % du total. Le géant technologique a plusieurs filiales en Irlande, où le taux d'imposition maximal pour les entreprises est de 12,5 %.

Différent au Canada

Au Canada et dans la plupart des pays du monde, le fonctionnement est différent. Ottawa et les provinces n'imposent pas les profits rapatriés par une entreprise canadienne, car on considère qu'ils ont déjà été imposés à l'étranger. De façon générale, tout ce qu'une société mère a à débourser pour rapatrier des profits, c'est un impôt supplémentaire de 5 % payable au pays où se trouve la filiale. Si celle-ci est établie au Royaume-Uni, c'est 0 %.

Cet avantage indéniable et le taux d'imposition relativement faible pour les entreprises au Canada - environ 27 % en comptant les impôts des provinces - ont joué un rôle important dans la décision de Burger King de déménager son siège social au Canada en faisant l'acquisition de Tim Hortons pour 12,5 milliards.

« Les multinationales américaines sont dans un régime fiscal qui les défavorise par rapport à celles de la plupart des autres pays industrialisés », note M. Langelier.

Rapatrier des profits au Canada engendre tout de même des coûts, ce qui explique que les entreprises d'ici préfèrent souvent en laisser une partie à l'étranger. Il faut aussi préciser que les profits accumulés à l'étranger sont parfois contrebalancés par des pertes comptabilisées dans d'autres filiales internationales. Or, ces pertes ne sont habituellement pas divulguées.

C'est depuis l'entrée en vigueur au Canada des normes comptables internationales (IFRS), en 2011, que les entreprises publiques sont tenues de dévoiler les profits qu'elles conservent à l'étranger, appelés pudiquement « différences temporaires imposables » dans les états financiers.

Cela dit, plusieurs entreprises ne divulguent pas ces profits. D'une façon générale, elles n'ont à les mettre dans leurs états financiers que s'ils sont « significatifs » par rapport à la taille de l'entreprise, un jugement qui revient au vérificateur comptable, relève Martin Deschênes, associé chez Raymond Chabot Grant Thornton. À l'Autorité des marchés financiers, on reconnaît qu'il n'y a pas de règle précise à cet égard.

> Grandes entreprises québécoises qui ne divulguent pas les profits conservés dans leurs filiales étrangères

Canadien National, Valeant, Power Corporation, Financière Power, Saputo, Agropur, Industrielle Alliance, Osisko, Amaya, Québecor, Domtar, Air Canada, Cogeco Câble, Cogeco, Résolu (somme négligeable), BRP, MTY (somme négligeable), Fiera Capital, Uni-Sélect, Cascades, Boralex, Logistec, Canam, Reitmans, Héroux-Devtek (somme négligeable)

> Grandes entreprises québécoises qui ne détiennent pas de profits à l'étranger

BCE, Dollarama, Metro, Jean Coutu, TransForce, Cominar, Rona, Transcontinental, Quincaillerie Richelieu, ProMetic, Innergex, BMTC (Brault & Martineau), Yellow Média, Mines Virginia, Tembec, Lunetterie New Look, Mines Richmont, Colabor

Profits conservés à l'étranger

Des filiales étrangères qui font baisser les impôts

Avec certaines de leurs filiales à l'étranger, les grandes sociétés québécoises peuvent diminuer significativement leurs impôts, et ce, en toute légalité.

Souvent, c'est parce que les entreprises ont des filiales d'exploitation dans des pays où le taux d'imposition est inférieur à celui du Canada (environ 27 %), comme le Royaume-Uni (21 %) ou la Suisse (18 %). Quand les filiales sont aux États-Unis, où le taux d'imposition moyen est de 38 %, la société mère voit naturellement ses impôts augmenter, surtout si les activités américaines sont substantielles.

Dans le régime fiscal canadien, comme les profits sont imposés par le pays où ils ont été gagnés, plus une entreprise est active à l'étranger, plus son taux effectif d'imposition est susceptible de différer, à la baisse ou à la hausse, du taux de 27 % en vigueur au pays.

Cela dit, les entreprises qui ne sont présentes qu'au Canada peuvent elles aussi avoir un taux d'imposition effectif plus ou moins élevé que 27 % pour diverses raisons, comme des crédits d'impôt ou des pertes fiscales.

Paradis fiscaux

Des dizaines d'entreprises québécoises possèdent par ailleurs des filiales dans des pays à très faible taux d'imposition, lesquelles peuvent avoir un impact notable sur leur facture d'impôt.

Par exemple, le taux d'imposition effectif de la Banque Laurentienne était de 21,1 % en 2013, soit 5,6 points de moins que le taux réglementaire de 26,7 % qui s'applique à elle. Plus de la moitié de cet écart, soit trois points de pourcentage, était attribuable à une participation dans une société de réassurance internationale établie à la Barbade. L'économie d'impôts qui en a découlé s'est chiffrée à 4,8 millions en 2013.

Mais il n'en est pas toujours ainsi. TransForce a également des activités de réassurance à la Barbade, mais comme les profits qui y sont associés sont considérés comme des revenus de placement, ceux-ci sont imposés chaque année par les autorités fiscales canadiennes au taux de 27 %, explique le vice-président aux finances de l'entreprise, Martin Quesnel.

Le Luxembourg est un autre pays où plusieurs entreprises québécoises détiennent des filiales. Ce petit État est particulièrement attrayant pour l'établissement de structures de financement visant à réaliser des acquisitions internationales. Grosso modo, une entreprise canadienne capitalise une filiale au Luxembourg, laquelle prête des fonds à une filiale établie dans un autre pays, par exemple les États-Unis ou la France. Les intérêts versés à la filiale luxembourgeoise sont imposés à un taux avantageux et peuvent être déduits tant au Canada qu'à l'étranger par la société mère et ses filiales.

« Ces transactions-là sont tolérées par les autorités fiscales, indique Denis Langelier, fiscaliste chez PwC. Elles existent depuis au moins 30 ans. Mais si jamais le maintien de la structure est déficient, vous pouvez être sûr que les autorités fiscales vont prendre un malin plaisir à les attaquer. »

Pour plusieurs entreprises québécoises, dont Lassonde et TransForce, la présence d'une filiale au Luxembourg se traduit par une diminution du taux d'imposition effectif qui n'est toutefois pas chiffrée dans les états financiers publics.

Certaines entreprises québécoises préfèrent ne pas recourir à de telles stratégies. C'est notamment le cas de CGI.

« Comme beaucoup de gouvernements sont nos clients, c'est important pour nous de ne pas faire de mouvements d'argent pour payer moins d'impôts », confie Lorne Gorber, porte-parole du géant des technologies de l'information.

De son côté, la Banque Nationale possède toujours une filiale à la Barbade. Mais à la suite des pressions exercées par le militant Yves Michaud en 2005, l'institution a considérablement réduit ses activités dans l'île tropicale. La Natcan Insurance Company de Bridgetown ne compte plus que 1 million de dollars de primes, contre beaucoup plus il y a quelques années, précise Claude Breton, porte-parole de la Banque. « On est à vider ça », dit-il.

Taux d'imposition effectif des grandes entreprises québécoises