Montréal est une ville séduisante pour les dirigeants d'origine étrangère qui ont choisi d'y élire domicile. Plusieurs d'entre eux vivent carrément un coup de foudre à leur arrivée ici. Mais ils sont tout de même assez lucides pour voir les travers de la métropole et du Québec en général.

«Assez vite, nous nous sommes sentis chez nous», affirme le Français Roland Lescure, premier vice-président et chef des placements à la Caisse de dépôt et placement du Québec, poste qu'il occupe depuis octobre 2009.

«Ce que j'apprécie ici, c'est que c'est une vie assez facile», renchérit son compatriote Pierre Plassard, PDG de Lise Watier Cosmétiques depuis septembre 2013.

«Montréal est une ville super inspirante», estime quant à lui l'Allemand Frank Kollmar, PDG de L'Oréal Canada depuis février.

D'où vient ce débordement d'enthousiasme? D'abord, tous les dirigeants étrangers que nous avons interviewés n'en sont pas à leur première expérience en tant qu'expatriés. «On a appris à se concentrer sur les bons côtés, même si on sait qu'il y a aussi des mauvais côtés», reconnaît M. Plassard.

De plus, les dirigeants qui viennent s'installer à Montréal le font dans des conditions optimales. La plupart du temps, c'est une promotion importante qui les amène ici. Les procédures d'établissement sont souvent simplifiées, et ils ont les moyens de vivre dans les plus beaux quartiers.

Mais bien sûr, cela n'explique pas tout. M. Lescure a été séduit par le «multiculturalisme assumé» de Montréal. «Ici, on respecte davantage la diversité des origines qu'en France, constate-t-il. Oui, les gens sont avant tout Québécois et Canadiens, mais le pays d'où ils viennent reste très important. C'est quelque chose qui me plaît.» L'Italienne Simonetta Lulli, présidente de la PME techno Woozworld depuis octobre 2013, a même l'impression que Montréal est plus multiethnique que Londres, où elle habitait avant de faire le saut ici.

Cela dit, si Montréal et le Québec sont très branchés sur l'Europe, ils le sont moins sur le reste du monde, soutient Roland Lescure. «À Toronto et à Vancouver, l'ouverture vers les pays émergents est beaucoup présente», relève-t-il.

Différences culturelles

Bien sûr, la connaissance du français facilite l'intégration. L'Américain Nick Krzyzaniak, qui dirige Danone Canada à Boucherville depuis février 2012, mais qui est unilingue anglophone, affirme qu'il a «appris à parler avec [son] coeur» pour mieux se faire comprendre de ses employés.

Pierre Plassard apprécie le fait que les Québécois sont «moins guindés, moins protocolaires» que les Français, et il assure ne pas avoir été choqué par l'omniprésence du tutoiement. «Ma fierté de patron ne passe pas par là!», lance-t-il.

«Il y a un pragmatisme et un sens du résultat beaucoup plus élevés qu'en France, ce qui ne veut pas dire qu'en France, il n'y a pas de résultats, mais disons qu'on a plus de capacité à tourner en rond avant de décider qu'ici!», glisse M. Lescure.

«En revanche, la culture du débat est parfois plus compliquée ici, ajoute-t-il. Une opposition est parfois vécue plus difficilement, comme une espèce de conflit, alors qu'en France, on est capables de s'engueuler pendant une demi-heure et après, on est les meilleurs amis du monde. Ici, au lieu de dire: "Je ne suis pas d'accord avec toi", on va plutôt poser des questions comme: "T'es sûr qu'on ne pourrait pas faire autrement?" Il faut s'habituer, parce qu'on arrive avec ses réflexes culturels.»

Quand on lui pose la question, M. Plassard se rend compte qu'il est parfois confronté à un certain complexe d'infériorité des Québécois. «Je le vois parfois avec mes équipes autour de la marque Lise Watier. Nous sommes leader au Canada, nous arrivons à bien concurrencer de grands groupes internationaux, et parfois, on dit: "On va se comparer à des petites marques." Je dis alors: "Bien non, on est grands, on se compare aux grands."»

Ce qui a frappé M. Krzyzaniak, c'est la grande place accordée à la culture québécoise et à la conciliation travail-famille. «Comme capitaliste, j'ai voulu comprendre la société et pourquoi il est particulièrement important pour les gens d'avoir un bon équilibre de vie, explique-t-il. C'est plutôt différent de ce à quoi j'étais habitué, c'est-à-dire de toujours en faire plus. Ici, c'est plutôt de faire mieux.»

Nick Krzyzaniak et Frank Kollmar ont tous deux remarqué que les relations d'affaires ont tendance à être moins axées sur la confrontation au Canada qu'aux États-Unis et en Europe. «Avec les détaillants, ici, on travaille plus en partenariat pour faire en sorte que la croissance profite à tout le monde», résume M. Kollmar.

Par contre, les Québécois demandent à être convaincus avant d'embarquer dans un nouveau concept. «Au début, mes interventions étaient parfois trop agressives, alors j'ai dû modifier la façon de faire passer mon message, confie M. Krzyzaniak. Au Québec, les gens sont prêts à accepter de nouveaux défis pourvu qu'on les implique. Aux États-Unis, on peut presque imposer un changement. Ici, il faut être capable de l'intégrer aux convictions des travailleurs.»

Pour les Européens, la possibilité de licencier un salarié plus facilement que sur le Vieux Continent est rafraîchissante. «La France préserve beaucoup ses lois du travail assez protectrices, de peur de tomber dans les travers de l'Amérique, observe Roland Lescure. Ici, j'ai l'impression qu'on a trouvé un bon compromis.»

Le fisc, la langue et l'hiver

Le Britannique John Williams, PDG de Domtar depuis janvier 2009, souligne toutefois que les taxes et impôts élevés ainsi que la loi 101 peuvent décourager certains étrangers de venir s'installer au Québec. M. Kollmar convient que ces éléments sont parfois évoqués par des candidats du reste du Canada. «Il est important que Montréal continue de travailler à être une ville attirante pour les jeunes talents de Toronto et de Vancouver», souffle-t-il diplomatiquement.

Simonetta Lulli admet avoir choisi de s'installer à Westmount pour pouvoir vivre en anglais, mais après 10 mois ici, elle et son conjoint sont prêts à envoyer leurs enfants à l'école francophone.

Étonnamment, aucun des dirigeants que nous avons rencontrés ne s'est spontanément plaint du piètre état des infrastructures québécoises - sauf M. Williams. «Montréal a le potentiel d'être une ville fantastique avec sa vivacité culturelle et sa gastronomie, dit-il. Le problème, ce sont les infrastructures, qui sont une vraie honte.»

John Williams a quitté Montréal pour Charlotte, en Caroline-du-Nord, après deux ans. Ce ne sont pas les nids-de-poule ou les ponts fissurés qui ont influencé sa décision, mais plutôt des raisons familiales... et l'hiver québécois.

«C'est trop froid pour le commun des mortels», tranche-t-il.

Les cinq autres dirigeants interviewés pour ce reportage ont quant à eux juré que l'hiver n'avait rien de bien négatif pour eux. «Ma principale préoccupation, c'était que ma famille ne puisse pas s'adapter au froid, mais finalement, ç'a été une très agréable surprise, raconte Mme Lulli. Il y a beaucoup de soleil. Il suffit de bien s'habiller!»

La clé du succès: rallier la famille

Pour bien des professionnels, avoir la chance de poursuivre sa carrière dans un autre pays est une perspective excitante. Mais pour que l'expérience se passe bien, il est essentiel que la famille y trouve aussi son compte.

«Travailler à l'étranger, c'est une aventure familiale, note Pierre Plassard, PDG de Lise Watier Cosmétiques. Les enfants s'adaptent facilement, mais il faut quand même qu'ils soient à l'aise avec l'idée d'aller vivre ailleurs.»

Le plus difficile reste de trouver une occupation professionnelle pour le conjoint ou la conjointe. Et pas seulement un emploi, mais un emploi équivalent à celui qu'il ou elle occupait précédemment. Les obstacles potentiels sont multiples. Dans le cas de nombreuses professions, la connaissance du français et des équivalences scolaires sont nécessaires. Parfois, il n'y a tout simplement pas de postes intéressants dans un secteur précis.

«Ce qu'on a constaté au fil des années, c'est que la principale cause de retour au pays d'origine des travailleurs étrangers, c'est l'insatisfaction du conjoint ou de la conjointe», indique Martin Goulet, directeur de la mobilité internationale à Montréal International (MI).

S'ils sont mal encadrés, les conjoints peuvent perdre des mois, voire des années, à tenter de s'orienter dans le marché du travail québécois. «On récupère parfois des conjoints qui sont rendus au stade de vouloir quitter après avoir tourné en rond pendant deux, trois ans», relate M. Goulet.

Cela dit, les travailleurs étrangers ne seraient pas plus susceptibles de quitter leur emploi prématurément que les salariés québécois, affirme David Lebel, directeur de l'attraction de talents à MI, qui se base sur un sondage réalisé auprès d'entreprises ayant participé à des missions de recrutement en France.

«Les entreprises étaient unanimes à dire que le taux de rétention des candidats embauchés à l'étranger était en tous points identique à celui des employés québécois en général», dit-il.

Pour Simonetta Lulli, PDG de la PME québécoise Woozworld depuis octobre 2013, le déménagement à Montréal aurait pu être un ennui de taille pour son mari, qui ne maîtrise pas le français. «Mais comme il est développeur de logiciels, il peut travailler à la maison, dit-elle. L'industrie informatique nous donne ce luxe.»

Ils ont adopté Montréal

Pierre Plassard, 46 ans

Nationalité: française

Poste: PDG de Lise Watier Cosmétiques

Arrivée à Montréal: septembre 2013

Lieu de résidence: Westmount

Villes précédentes: Paris, Varsovie, Casablanca, Shanghai, Aix-en-Provence

Un endroit qu'il aime bien à Montréal: le parc Laurier, où son fils joue au rugby

Sa priorité en 2014: compléter le plan qui doit permettre à Lise Watier Cosmétiques de faire une percée en Asie en 2015

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE

Pierre Plassard

Nick Krzyzaniak, 51 ans

Nationalité: américaine

Poste: PDG de Danone Canada

Arrivée à Montréal: février 2012

Lieu de résidence: centre-ville de Montréal

Villes précédentes: Londres, New York

Un endroit qu'il aime bien à Montréal: le Vieux-Montréal

Ce qui lui manque le plus des États-Unis: le baseball

Sa priorité en 2014: réussir le lancement d'un nouveau produit important à l'automne

Photo Olivier Jean, La Presse

Nick Krzyzaniak

Simonetta Lulli, 38 ans

Nationalités: italienne et espagnole

Poste: PDG de Woozworld

Arrivée à Montréal: octobre 2013

Lieu de résidence: Westmount

Villes précédentes: Madrid, Londres, Los Angeles

Un endroit qu'elle aime bien à Montréal: le parc du Mont-Royal

Ce qui lui manque le plus de l'Europe: la possibilité d'obtenir rapidement un rendez-vous avec un médecin

Sa priorité en 2014: continuer à faire croître les revenus de Woozworld en concluant de nouveaux partenariats

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Simonetta Lulli

Frank Kollmar, 45 ans

Nationalité: allemande

Poste: PDG de L'Oréal Canada

Arrivée à Montréal: juin 2011 (premier mandat à Montréal de 1999 à 2003)

Lieu de résidence: Baie-D'Urfé

Villes précédentes: Stuttgart, Paris, Schwalbach, Düsseldorf, Vienne

Un endroit qu'il aime bien à Montréal: la Maison symphonique

Ce qui lui manque le plus de l'Europe: les Alpes

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Frank Kollmar

Roland Lescure, 47 ans

Nationalité: française

Poste: premier vice-président et chef des placements à la Caisse de dépôt et placement du Québec

Arrivée à Montréal: octobre 2009

Lieu de résidence: Outremont

Ville précédente: Paris

Un endroit qu'il aime bien à Montréal: le Mile End

Ce qui lui manque le plus de l'Europe: la famille et les amis

Sa priorité en 2014: générer du rendement à long terme!

POTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Roland Lescure