Les gas bars ont du plomb dans l'aile. Depuis 10 ans, plus d'un millier de ces postes d'essence indépendants ont fermé leurs pompes au rythme d'une centaine par année, en moyenne.

«On retrouve de moins en moins de postes d'essence pour une raison évidente: ces petits commerces ont de plus en plus de difficulté à faire leurs frais», constate Sonia Marcotte, PDG de l'Association québécoise des indépendants du pétrole (AQUIP).

«Ces détaillants sont nombreux à prendre la décision de cesser leurs activités quand vient le moment d'investir de fortes sommes pour remplacer les réservoirs et les pompes, ajoute-t-elle. Ils réalisent que ça ne vaut pas le coup de faire de tels investissements dans un marché aussi fragile.»

Les causes de ces abandons sont multiples. Les propriétaires de postes d'essence évoquent, entre autres, la compétition féroce que leur livrent les grandes pétrolières et les guerres de prix qui affectent leur rentabilité. En même temps, leurs coûts d'exploitation continuent d'augmenter. «Mais ce qui revient constamment, ce sont les faibles marges sur les ventes de carburant», fait valoir la PDG de l'Association.

Ces postes d'essence indépendants continuent de disparaître un à un, surtout en région, au grand désarroi de populations privées de leur unique source d'approvisionnement en carburant.

Sonia Marcotte ne prédit pas la mort de tous ces petits commerces, mais elle n'en pense pas moins que leur survie est sérieusement menacée. «Il est devenu difficile de rester en affaires si on ne vend que de l'essence, observe-t-elle. On le répète depuis des années: les marges sont trop faibles et les coûts d'exploitation sont en hausse constante.»

La tendance, selon elle, est aux essenceries qui jumèlent un dépanneur ou un commerce de restauration rapide.

Les indépendants souhaitent une intervention de Québec

Sonia Marcotte refuse de baisser les bras. La PDG de l'Association québécoise des indépendants du pétrole (AQUIP) mène sa bataille pour les indépendants depuis des années avec l'espoir que ses arguments vont porter leurs fruits et seront entendus à Québec.

Au cours de l'automne 2012, l'AQUIP - qui regroupe notamment les enseignes Harnois, Pétro-T, Sonic et Eko - a tenté de sensibiliser la ministre des Ressources naturelles, Martine Ouellet, à la réalité économique des détaillants indépendants, qui rivalisent sur un terrain miné avec les grandes pétrolières et les multinationales du commerce de détail, comme Costco, qui vendent de l'essence.

Une des propositions consiste à établir un prix plafond sur l'essence vendue à la pompe. Et ce, sur une base quotidienne. «Nous avons déjà un prix minimum (depuis 1999) et nous réclamons un prix maximum comprenant des marges de détail de 3 à 6 cents le litre, dans la grande région de Montréal; de 4 à 7 cents, dans la région de Québec; et de 5 à 8 cents le litre, en Abitibi et en Gaspésie, notamment», explique Sonia Marcotte. Le dossier semble s'empoussiérer sur la table de la ministre, qui n'a pas rappelé La Presse Affaires malgré des appels répétés à son cabinet.

«Nous allons revenir à la charge avec cette demande lors de la tenue de la commission parlementaire sur les enjeux énergétiques. Nous croyons fermement que c'est une des façons de réduire les impacts des hausses et des baisses soudaines du prix du carburant», explique la PDG de l'Association, dont les membres comptent 1500 postes d'essence au Québec.

Elle fait valoir que les variations de prix à la pompe «se font généralement» au détriment de la profitabilité des détaillants indépendants et des postes d'essence dont la survie dépend essentiellement de la vente d'essence.

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Points de vue

>> «C'est certain que nous avons des préoccupations», concède le directeur général de l'enseigne Pétro-T, Jean-Claude Clément. Il admet qu'il faut redoubler d'efforts et innover sans cesse pour rester en affaires. «Nous devons maintenir en exploitation des stations-service efficaces», ajoute-t-il.

Il croit que ce serait «une bonne chose» que le gouvernement établisse un prix maximum sur le prix de l'essence. «Cela éviterait les guerres de prix qui font mal aux petits détaillants qui supportent difficilement les fluctuations à la pompe, soumet-il. En outre, ces fluctuations irritent les automobilistes. Une telle politique des prix réduirait les tensions.»

Mais là n'est pas le seul problème des postes d'essence. Par exemple, le directeur général de Pétro-T observe que les détaillants qui ne vendent que de l'essence en viennent parfois à mettre la clé dans la porte, incapables de boucler les fins de mois. «Cela a des conséquences négatives dans les villages, qui perdent leur seul poste d'essence.»

>> Claudine Harnois, vice-présidente du Groupe Harnois, se questionne elle aussi sur la durabilité du modèle traditionnel, où on retrouve un poste d'essence et un petit atelier de mécanique.

«Dans les années 90, quand les prix de l'essence étaient stables et que les marges étaient de 12 cents le litre, on pouvait avoir un gas bar sans dépanneur, évoque-t-elle. Plus maintenant. En 2012, les marges sont deux fois moins élevées, les prix fluctuent et ça provoque de la colère chez les consommateurs.»

L'entreprise qu'elle dirige s'est éloignée de ce modèle. «Nous avons modernisé nos gas bars», fait-elle observer. Résultat: le Groupe Harnois, selon elle, se tire très bien d'affaire dans un secteur d'activités en décroissance.

«Nous sommes un peu une exception qui confirme la règle, dit-elle sans vouloir triompher. Nous faisons des progrès parce que nous avons su nous diversifier. Mais il peut encore arriver que nous fermions des sites jugés non rentables.»

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Un poste d'essence sur le Plateau

Cet après-midi-là de la fin juillet, Alex Sartoretti n'était pas très occupé. Pas de client à servir. Aucune activité autour des quatre pompes du poste d'essence.

«Une chance que nous avons de gros clients, des flottes de camions, pour rentabiliser nos activités, parce qu'autrement, ce serait difficile», raconte le gérant de la station-service indépendante Lucar, rue Marie-Anne, sur le Plateau Mont-Royal.

De l'autre côté de la rue, une station libre-service Pétro-Canada et la chaîne de dépanneurs Couche-Tard qui affiche son hibou. Il y a là un va-et-vient constant.

«Nous vendons de l'essence et faisons de la mécanique automobile, mais nous n'avons pas de dépanneur», ne peut s'empêcher de commenter le gérant, pompiste et mécano âgé de 33 ans, arrivé au Québec il y a quatre ans.

Il est parfaitement conscient de la réalité fragile des postes d'essence. Celui où il travaille est de petite taille, avec des ventes moyennes de 120 000 litres d'essence par année. «Nous faisons notre argent avec la mécanique et nos clients apprécient notre travail», dit-il.

Les comptes à payer viennent vite, cependant. «Quand on se fait livrer, aux deux mois, 16 000 litres d'essence, à 1,30$ le litre, incluant les taxes, il faut payer environ 20 000$ au fournisseur, et ce, dans les 15 jours suivant la livraison, explique-t-il. Parfois, nous mettons un mois et demi avant de rentrer dans notre argent.»

Alex Sartoretti est prêt à tout faire pour assurer la survie de ce poste d'essence qui occupe encore une place de choix sur le Plateau. Le défi est de taille, étant donné qu'à Montréal, ils sont en voie de disparition.

«On fait face aux grandes pétrolières et il faut en vendre de l'essence, avec les faibles marges qu'on nous accorde sur chaque litre», raisonne-t-il.

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