C'est la pire faillite de l'année au Québec, et de loin. Le 1er novembre dernier, Jacques-André Thibault, représentant d'assurance depuis plus de 30 ans, a déposé son bilan à Sherbrooke. Il a déclaré des dettes de 75,4 millions de dollars, alors que ses actifs s'élèvent à seulement 2,1 millions. Cela signifie qu'il manque 73 millions de dollars pour rembourser ses créanciers, dont certains clients ruinés.

Une faillite de cette ampleur est tout à fait hors norme au Québec. En fait, la faillite de Jacques-André Thibault est de loin la plus importante déposée par un particulier au Québec en 2012, confirme le Bureau du surintendant des faillites du Canada. Les Québécois qui ont déclaré les plus grosses faillites, cette année, avaient tous des dettes inférieures à 25 millions. Et depuis 10 ans, la faillite de M. Thibault est la troisième en importance dans la province.

Pour l'instant, les créanciers de M. Thibault ont présenté des réclamations totalisant 41 millions de dollars, a précisé le syndic Ronald Gagnon, du cabinet Samson Bélair/Deloitte&Touche. «On ne fait que commencer. Ça va prendre minimum un an», dit-il.

Au nombre des créanciers figurent le fisc fédéral et provincial, d'anciens clients de M. Thibault, des institutions financières et plusieurs cabinets d'avocats qui veulent récupérer leur dû. Mais le plus important créancier est L'Empire, compagnie d'assurance vie, qui réclame 35,8 millions.

Fraude et pot de vin

Cet automne, Jacques-André Thibault a perdu deux procès qui l'opposaient à L'Empire, devant la Cour supérieure de l'Ontario et devant la Cour d'appel du Québec. M. Thibault a été condamné à verser 12 millions de dollars à L'Empire, somme qui a grimpé à 35 millions au fil des «procédures judiciaires extrêmement complexes», a expliqué le syndic.

M. Thibault a été au coeur d'une fraude alors qu'il travaillait avec L'Empire, indiquent les différents jugements.

Dans les années 80, M. Thibault vendait beaucoup de polices d'assurance vie de la compagnie Colonia, acquise par L'Empire en 1997. M. Thibault possédait lui-même différentes polices qu'il avait hypothéquées pour 12 millions à la Banque TD, car il avait d'énormes besoins de liquidités pour des fins spéculatives, relate le juge Pierre Dalphond, de la Cour d'appel. En fait, M. Thibault n'hésitait pas à racheter les polices de ses clients âgés qui n'arrivaient plus à payer les primes, dans l'espoir d'encaisser rapidement le capital assuré.

À partir de 2001, L'Empire découvre des irrégularités majeures dans l'administration des polices de M. Thibault. Clifford Oliver, l'ancien actuaire en chef de Colonia, admet avoir falsifié des documents pour gonfler artificiellement la valeur des polices de M. Thibault. En échange, M. Oliver recevait continuellement des pots-de-vin de M. Thibault qui ont totalisé plus d'un million de dollars au fil des ans.

Mais M. Thibault réfute complètement cette version. «Je suis sûr que c'est un coup monté», a-t-il dit à La Presse. Il estime que l'actuaire en chef a été «acheté», car il a témoigné après avoir signé une entente dans laquelle L'Empire abandonnait sa poursuite contre lui.

Prétendant que L'Empire aurait dû reconnaître une valeur de 20 millions à ses polices, M. Thibault a poursuivi la compagnie d'assurance, exigeant des dommages punitifs de 100 millions de dollars. Pour sa part, L'Empire considérait que la valeur des polices était nulle en raison de la fraude. L'assureur qui a dû racheter les polices à la Banque TD, a poursuivi à son tour M. Thibault.

«La fraude commise par M. Thibault sur plusieurs années [...] a entraîné le détournement de millions de dollars auxquels il n'avait pas droit», a finalement tranché la juge Thorburn, de la Cour supérieure de l'Ontario.

Fiducie et paradis fiscaux

Au milieu de ces procès croisés, M. Thibault constitue la fiducie familiale Claudette Hallée, en 2005.

Il emprunte cinq millions à la Banque TD, qu'il donne à la fiducie. La fiducie lui prête cette même somme en échange d'une hypothèque sur 17 propriétés immobilières et un bateau qui vaut plus d'un million (aujourd'hui vendu). M. Thibault rembourse ensuite son prêt à la banque. Résultat: tous ses biens sont désormais hypothéqués en faveur de la fiducie, rendant plus difficile une exécution forcée par un tiers, résume le juge Dalphond.

Le syndic constate qu'il y a aujourd'hui une «confusion juridique» entre les biens de M. Thibault et ceux de sa fiducie. Mais au total, les actifs ne dépassent pas les 2,1 millions déclarés par M. Thibault, ce qui correspond à un condo (environ 1 million), deux terrains commerciaux (près de 900 000$) et la valeur de rachat de polices d'assurance.

Par ailleurs, un rapport préparé par Garda World pour L'Empire indique que Jacques-André Thibault possède 20 millions de dollars dans une quarantaine de comptes bancaires à travers le monde.

«C'est de la fabrication de preuve! Si j'avais 20 millions, je ne serais pas assis ici», se défend M. Thibault, qui a rencontré La Presse dans un Tim Hortons de la Rive-Sud. Il a d'ailleurs déposé une plainte contre Garda auprès de l'Association des enquêteurs privés du Québec.

Jusqu'ici, les sommes dans des paradis fiscaux n'ont pas pu être retracées. Il ne semble pas y avoir de correspondance entre l'information contenue dans le rapport et la réalité, selon le syndic. «Les vérifications qui ont été faites par L'Empire, avant la faillite, n'ont mené à rien», a dit Ronald Gagnon.

Clients ruinés

Certains clients ruinés figurent aussi parmi les créanciers de Jacques-André Thibault. Le 30 août 2010, la Cour supérieure a condamné M. Thibault à verser 1,5 million à Pierre Audet et 975 000$ à sa soeur Marie. M. Thibault a porté la cause en appel, mais il a été débouté.

Le vendeur d'assurance avait convaincu les deux jeunes dans la trentaine, qui venaient d'hériter de 1,5 million de dollars chacun de leur mère, d'acheter des polices d'assurance vie universelles totalisant 11 et 9 millions chacun, sans vérifier s'ils auraient les liquidités pour payer les primes allant jusqu'à 300 000$ par année.

Parallèlement, il leur a fait investir leur fortune, ainsi que des centaines de milliers de dollars empruntés à la banque, dans des fonds liés à la performance de la Bourse japonaise, hautement volatile. La jeune femme a laissé un million dans l'aventure. Son frère a tout perdu.

Cette affaire a valu à M. Thibault une radiation de six mois en 2007.

Nouvelle plainte

L'an dernier, M. Thibault s'est retrouvé à nouveau devant le comité de discipline de la Chambre de la sécurité financière. Le conseiller se serait placé en conflit d'intérêts et il aurait fourni de faux renseignements à l'assureur à propos de la proposition d'assurance de ses clients, selon la plainte déposée par la syndic de la Chambre. Deux consommateurs et une entreprise seraient en cause.

Près de 14 mois plus tard, la décision de la Chambre n'a pas encore été rendue. Il faut dire que M. Thibault a contesté la nomination des membres du comité de discipline qui doivent se pencher sur son cas, a précisé Nancy Debruyn, de la Chambre.

Par ailleurs, M. Thibault est toujours autorisé à exercer son métier de représentant en assurance de personne, plus d'un mois après sa faillite. «On a pris connaissance de la faillite il y a quelques jours. La faillite est un motif qui permet à l'AMF d'intervenir et de retirer un permis», a toutefois déclaré à La Presse Affaires Sylvain Théberge, porte-parole de l'Autorité des marchés financiers (AMF).

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LES PLUS IMPORTANTES FAILLITES D'INDIVIDUS AU QUÉBEC

EN 2012

Dettes totales

75 millions

24 millions

22 millions

20 millions

14 millions

DEPUIS 10 ANS

Dettes totales Année

1,07 milliard 2010

718 millions 2006

75 millions 2012

Source : Bureau du surintendant des faillites du Canada