Transformer une maison historique et un vieil hôpital en quartier général consacré à l'entrepreneuriat technologique. Après trois ans de mobilisation, c'est le projet qui s'apprête finalement à décoller à Montréal. Portrait d'un projet qui veut mettre la métropole québécoise dans le sillage de la Silicon Valley.

Entrée barricadée, chambres abandonnées, murs couverts de graffitis: à l'ange des rues Clark et Sherbrooke, en plein coeur de la métropole, l'hôpital St. Margaret a connu des jours meilleurs.

Mais poussez la porte et vous verrez qu'il se passe des choses dans ce bâtiment abandonné depuis une décennie. Lors du passage de La Presse Affaires, deux architectes de la firme Sid Lee, crayon à l'oreille, examinaient les lieux en discutant à grands gestes.

Au printemps prochain, si tout va comme prévu, l'endroit bourdonnera d'activité. Les 25 chambres du vieil hôpital seront remplies de jeunes entrepreneurs web qui, écouteurs aux oreilles, taperont du code dans des ordis portables dans l'espoir d'accoucher du prochain Facebook.

Plus loin, des travailleurs autonomes leur offriront leurs services de design, marketing web ou programmation informatique, évitant aux entreprises souvent fauchées de coûteuses embauches.

Dans la maison Notman, le bâtiment historique attenant à l'hôpital, financiers et anges investisseurs seront à l'affût de la prochaine idée susceptible de faire sauter la banque. La Banque de développement du Canada, notamment, y a réservé un espace.

Branchés directement sur les entrepreneurs, ceux qui ont du capital à risquer pourront découvrir les nouvelles idées, prendre le pouls de leurs investissements et distribuer les conseils à leurs poulains.

Entre les deux bâtiments, un café avec accès sans fil permettra aux étudiants ou à quiconque le souhaite de débarquer pour parler programmation IOS, brasser des idées d'entreprises ou dénicher un bon Samaritain capable de débugger une application.

Ajoutez à cela un jardin, cinq salles de conférence et une salle d'événement et vous avez ce qu'il faut pour créer un buzz parmi tous les mordus de technologie de la ville.

Cette vision, c'est celle que défendent depuis trois ans une poignée d'individus qui veut faire accéder Montréal au cercle des villes les plus innovantes de la planète. Parmi ses plus féroces promoteurs se trouvent Alan MacIntosh et John Stokes, deux associés du fonds de capital-risque montréalais Real Ventures.

«L'idée était de doter Montréal d'un lieu physique pour le monde virtuel du web et de ses entrepreneurs, explique M. MacIntosh. Un mini-campus pour faire converger les gens, les ressources, les idées.»

En 2009, MM. MacIntosh et Stokes ont créé la fondation OSMO, un organisme à but non lucratif avec la mission de trouver le financement pour le projet. Dire que les choses ont été compliquées est un euphémisme.

«C'est la même chose quand on lance une entreprise: si on savait à l'avance toutes les difficultés que ça implique, peut-être qu'on ne se lancerait pas. Alors qu'on n'ait pas vu venir les tuiles, c'est peut-être une bonne chose», lance John Stokes.

Café à la main, vêtu d'un chandail à capuchon sur un t-shirt à l'effigie d'une jeune boîte dans laquelle son fonds a misé des billes, celui qu'on voit partout dans les événements concernant les entreprises en démarrage a les traits tirés. La Presse Affaires l'a attrapé entre un voyage à Washington et un autre à Londres, entre lesquels il s'est évertué à tirer les ficelles (les dernières, il l'espère) de la future Maison du web.

Avec le recul, il croit que les difficultés éprouvées tiennent en partie à la résonance «immobilière» du projet.

«Au Québec, l'idée de donner de l'argent à des entrepreneurs passe bien. Mais ici, ce qu'on dit, c'est: ne donnez pas l'argent aux entrepreneurs. Mettez-le dans un lieu physique. Et les gens ne sont pas à l'aise avec ça. Peut-être parce que d'autres projets bien intentionnés - la Cité du multimédia, par exemple - n'ont pas mal tourné, mais ne sont pas devenus ce qu'on prévoyait qu'ils deviennent.»

Après avoir cogné en vain à une multitude de portes, les artisans de la Maison du web ont décidé de faire comme toute bonne entreprise en démarrage qui veut montrer son potentiel et attirer les dollars. Ils ont lancé une version bêta.

Faute d'avoir l'argent nécessaire pour acheter la maison Notman et l'hôpital attenant, ils ont loué la première. Puis, à partir de février 2011, ils ont mis toutes leurs énergies à la faire vibrer.

Les associés de Real Ventures y ont déménagé leurs bureaux. Puis le programme Founder Fuel, véritable camp de développement pour entrepreneurs web, y a débarqué, amenant avec lui des cohortes de jeunes programmeurs rêvant de devenir les prochains Mark Zuckerberg. Le Red Bull et les idées ont commencé à couler.

Un peu plus d'un an et demi plus tard, l'endroit a accueilli 10 000 visiteurs, 225 événements et 26 hackathons, ces marathons au cours desquels des programmeurs en manque de sommeil tentent d'accoucher d'applications fonctionnelles en un temps record.

Pas moins de 48 jeunes entreprises sont passées par la maison Notman depuis. La plupart sont parties pour voler de leurs propres ailes, laissant leur place à d'autres. Aujourd'hui, l'endroit est si plein que des entrepreneurs y nichent dans le grenier.

«Je crois qu'on a prouvé notre concept, dit Alan MacIntosh. L'endroit ne peut pas être mieux situé. Nous sommes à deux pas à la fois de l'UQAM et de McGill, en plein centre-ville, au croisement de tout.»

Devant l'engouement évident, les trois ordres de gouvernement ont fini par débloquer des fonds. Des partenaires privés ont aussi sauté dans le bateau. Les grands noms de Québec inc. ont été approchés. Comment ont-ils réagi?

«Les convaincre était soit impossible, soit extrêmement facile, répond John Stokes. Selon à qui on parlait.»

L'affaire semble maintenant dans le sac. OSMO avait besoin de 7,1 millions de dollars pour mener à bien son projet - 3,6 millions pour acheter les deux immeubles et 3,5 millions pour rénover l'hôpital. Les trois ordres de gouvernement ont débloqué 1,7 million en subventions, tandis qu'Investissement Québec et la Banque de développement du Canada ont accordé un prêt de 4,3 millions. Le privé y a injecté 1 million, avec des contributions de Teralys Capital, Claridge, Telesystem, McCarthy Tétrault et Fasken Martineau.

Les 100 000$ manquants sont actuellement en train d'être recueillis par l'entremise d'une activité de financement participatif (voir autre texte). OSMO a aussi récolté 3,5 millions de plus auprès de divers partenaires pour assurer le fonctionnement du «Notman 2.0» pendant les 10 prochaines années, mais leur nom est encore tenu secret. Sid Lee Architecture et Pelland Leblanc architectes ont déjà signé les plans de l'endroit. Ouverture prévue: printemps 2013.

Soulagés, les gars d'OSMO?

«Il y a des moments où je suis excité, dit John Stokes. Mais ça me rappelle mon ancienne vie d'entrepreneur. Je me souviens du jour où j'ai obtenu un financement de 30 millions. J'étais heureux, mais je me disais aussi: on vient de me donner une incroyable occasion de tout bousiller. Le travail, pour nous, est loin d'être terminé.»

Un héritage à préserver

Construite en 1844, la maison Notman est classée monument historique. Et c'est loin d'avoir aidé la fondation OSMO dans ses démarches.

«Au début, je dois dire que ç'a été un boulet. Il y avait un paquet de restrictions sur ce qu'on pouvait faire», dit John Stokes. Heureusement, Héritage Montréal s'est mis de la partie, se rangeant derrière les promoteurs du projet.

«Des idées pour la maison Notman, on en a vu de toutes sortes au fil des ans, dont beaucoup qui n'avaient pas d'allure, dit Dinu Bumbaru, directeur des politiques chez Héritage Montréal. Comme des tours à condos qui ne conservaient la maison que comme bibelot, en bas...»

Le projet d'une maison consacrée à l'entrepreneuriat a tout de suite soulevé son enthousiasme.

«De toute évidence, ces gens ont une relation d'affection avec le lieu. On est très sympathique à leur projet. Le défi du patrimoine en est un de revitalisation. Dans ce cas-ci, on a une fonction très actuelle, très contemporaine, qui va redonner vie au lieu», dit-il.

La mission du lieu est d'autant plus pertinente que la maison Notman est l'ancienne résidence du photographe d'avant-garde William Notman, mort en 1891.

«Notman était un visionnaire des technologies de l'image et de l'information, dit M. Bumbaru. Alors il y a une belle continuité.»

Du financement participatif pour impliquer la communauté

Très utilisé dans le monde des entreprises en démarrage, le financement participatif, ou crowdfunding, a été lancé par la fondation OSMO pour aller chercher la centaine de milliers de dollars manquants au projet de la Maison du web.

Le financement participatif consiste à recueillir une multitude de petits dons auprès du grand public pour financer des projets, que ce soit le lancement d'une entreprise techno, le développement d'un film ou un projet de journalisme citoyen.

À elle seule, la plateforme américaine Kickstarter a recueilli plus de 350 millions US auprès de 2,5 millions de donateurs depuis 2009, permettant à 30 000 projets de voir le jour.

«On a lancé ce type de financement seulement quand on a eu l'assurance d'avoir le reste de l'investissement, dit Alan MacIntosh. Le principe est bien connu dans notre communauté. Il permet aux gens de faire partie intégrante du projet, à la fois physiquement et financièrement.»

Au dernier décompte, à quatre jours de la fin de l'activité, 55% du financement avait été récolté.

Un projet «unique au monde»

Londres a son Google Campus. Paris a sa Cantine. New York compte plusieurs endroits où vont converger les entrepreneurs. Et dans la Silicon Valley, certains cafés sont devenus de véritables incubateurs de nouvelles entreprises.

Quelle fut l'inspiration d'OSMO pour sa Maison du web?

«C'est sûr que le fait que ça ait pris trois ans à lever tend à faire penser que ce projet est une copie de ce qui se fait ailleurs dans le monde, lance John Stokes. Mais ce n'est pas le cas. Je peux honnêtement dire que l'inspiration de ce projet, c'est Montréal lui-même. Cet endroit sera unique dans le sens où il réunira à la fois les entrepreneurs, les travailleurs autonomes, les financiers et les étudiants. À ma connaissance, aucun espace du même genre, que ce soit à Londres, New York ou Paris, n'est aussi ouvert et accessible que le sera la maison Notman.»

Des leçons pour Québec inc.

Québec inc. devrait prendre la maison Notman au sérieux, avertit John Stokes. Et pas seulement parce que les entrepreneurs sont un moteur de l'économie et que les petites boîtes d'aujourd'hui seront les géants de demain.

«Il va y avoir une philosophie à la maison Notman sur laquelle Québec inc. devrait se pencher», dit M. Stokes. D'abord, la prise de risque y sera encouragée. Et l'échec, souvent stigmatisé au Québec, sera vu positivement.

«On veut créer un environnement où tester et échouer sera intrinsèque à tout ce que les gens font», dit John Stokes.

Ensuite parce que, selon lui, ce qu'on appelle «l'économie du savoir» est déjà derrière nous.

La recette gagnante

«Aujourd'hui, avec la diffusion de l'information, ce n'est pas le savoir qui vous fait gagner, dit John Stokes. Les patrons dirigent maintenant des employés qui possèdent probablement autant d'information qu'eux. Ça amène une nouvelle gestion. Dans ce contexte, ceux qui vont s'en sortir sont ceux qui ont une mentalité de partage et de collaboration. Les meilleurs gestionnaires seront ceux qui établiront une culture de partage, à la fois à l'intérieur de leur entreprise et à l'extérieur.»