La discipline reine du sport automobile est affaire de démesure: des écuries consacrent jusqu'à 400 millions par année dans leur chasse au podium, alors que des gouvernements paient des fortunes pour avoir le droit de présenter une épreuve. Liées par contrat jusqu'en 2014 avec le grand manitou Bernie Ecclestone, les autorités canadiennes font-elles une bonne affaire? Comment profiter des retombées économiques et publicitaires de la F1 sans se faire rouler?

En matière de subventions gouvernementales, le Grand Prix du Canada est avantageusement situé en milieu de peloton, bénéficiant d'un «léger» rabais (au moins 6,6 millions) par rapport à la moyenne des Grands Prix à travers le monde.  

Cette semaine, les gouvernements verseront 15 millions$ CAN à la F1 pour qu'elle tienne le Grand Prix du Canada sur le circuit Gilles-Villeneuve. Selon le magazine Formula Money, un GP nécessitait une subvention gouvernementale moyenne de 21,6 millions$ US en 2010. Un écart que le grand patron de la F1, Bernie Ecclestone, veut combler en exigeant davantage que la somme de 15 millions pour renouveler l'entente garantissant le GP du Canada après 2014.  

Après l'absence du GP du Canada en 2009, les gouvernements ont conclu une entente en vertu de laquelle ils versent 15 millions par année à la F1 jusqu'en 2014. Les gouvernements reçoivent une partie des revenus aux guichets, soit environ 5 millions de dollars par année. «C'est un investissement, pas une subvention, dit Michel Leblanc, président et chef de la direction de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Nous avons obtenu une entente à un prix raisonnable parce que nous avons renégocié durant une récession. Pour une question de principe, on pourrait préférer que les promoteurs du Grand Prix en assument tous les coûts, mais dans un jeu planétaire où ce n'est pas le cas, c'est un investissement intéressant.»

Avant de négocier avec la F1, Québec a calculé les avantages économiques du GP: des retombées de 89 millions ainsi que des recettes fiscales de 18 millions par année pour Ottawa et Québec. Selon l'économiste François Vaillancourt, les recettes fiscales sont le meilleur baromètre pour évaluer le bien-fondé d'une subvention à un événement comme le Grand Prix. «Le gouvernement reprend ainsi sa subvention en impôts et taxes perçus», dit le professeur d'économie à l'Université de Montréal.

Ça demeure un bon deal. Les gouvernements ont fait leurs calculs fiscaux. On m'a toujours dit qu'ils faisaient de l'argent», dit François Dumontier, le promoteur du Grand Prix du Canada.  

Il y a aussi les retombées économiques - surtout celles de 51% des spectateurs venus de l'extérieur du Québec pour voir la course (dont 15% des autres pays d'Amérique et 16% de l'Europe et du reste du monde). Tourisme Montréal calcule que 51% de ces spectateurs venus d'ailleurs génèrent 75 millions des 90 millions de retombées économiques du Grand Prix. «Le Grand Prix est rentable car c'est un événement qui attire beaucoup de touristes de l'extérieur qui n'auraient pas visité Montréal autrement», dit Claude Montmarquette, professeur d'économie à l'Université de Montréal.

18 millions pour le circuit Gilles-Villeneuve

Les économistes émettent toutefois certains bémols sur sa rentabilité. Claude Montmarquette (Université de Montréal) et Philip Merrigan (UQAM) rappellent que c'est la Ville de Montréal, propriétaire du circuit Gilles-Villeneuve, qui paie les rénovations. Depuis 2007, la Ville y a investi 18,3 millions. L'an prochain, la Ville paiera 5 millions pour compléter la modernisation du réseau électrique.  

Malgré tout, les deux économistes sont favorables à une aide gouvernementale au Grand Prix. «C'est un no brainer, contrairement à beaucoup d'autres événements touristiques», dit Claude Montmarquette. «C'est une bonne affaire pour certaines catégories d'hôtels et de restos. En général, c'est assez rare que les gens d'affaires acceptent de payer une taxe particulière comme le font les hôtels pour le GP», dit Philip Merrigan, qui doute toutefois que les retombées économiques sont véritablement de 90 millions.

L'industrie touristique, elle, ne jure que par son Grand Prix, le plus grand événement touristique au pays en matière de retombées provenant de l'étranger. «En plus, le Grand Prix est une belle carte de visite en début de saison touristique», dit Pierre Bellerose, vice-président relations publiques, recherche et développement de Tourisme Montréal.  

Mais sans moteurs de F1 en 2009, les touristes n'étaient pas au rendez-vous à Montréal au début juin. «Il y a eu une baisse du 25% du taux d'occupation malgré une baisse de 40% du prix des chambres durant la période du Grand Prix», dit Pierre Bellerose.  

Quelle valeur pour la visibilité internationale?

La carte cachée du Grand Prix: son apport à la réputation touristique de Montréal à l'échelle internationale. Une contribution dont la valeur est presque impossible à chiffrer. «Trois cents millions de personnes voient Montréal en direct et en différé. Montréal vient en tête plus facilement comme destination touristique», dit Pierre Bellerose.

Selon la firme Influence Communication, le Grand Prix du Canada a été l'événement québécois le plus couvert dans les médias internationaux en 2011, générant 5,7% de toute la couverture, loin devant le tournoi de tennis de la Coupe Rogers (1,7%) au deuxième rang.

Cette année, le GP tombera probablement au deuxième rang derrière la crise étudiante, qui aurait eu droit à environ 7% de la couverture médiatique internationale si elle avait eu lieu l'an dernier. Une crise que suit de près le promoteur François Dumontier. En raison des manifestations étudiantes, le Grand Prix accuse un retard d'un peu moins de 10 000 billets vendus par rapport à l'an dernier. Depuis le retour du Grand Prix à Montréal en 2010, l'organisation de François Dumontier a toujours vendu plus de 300 000 billets.

Le ministre québécois des Finances, Raymond Bachand, n'a pas voulu commenter les négociations en cours avec le patron de la F1, Bernie Ecclestone, sauf pour dire qu'il est «normal» que les installations soient améliorées.

Le promoteur François Dumontier a bon espoir que toutes les parties s'entendent rapidement. «Je dis souvent à M. Ecclestone que Montréal est sa valeur sûre en Amérique du Nord, dit François Dumontier. Depuis 1979, il y a eu 22 Grands Prix aux États-Unis dans 8 villes différentes. La F1 sans GP en Amérique du Nord, ça n'a pas de sens. En plus, Montréal est l'un des bons GP de la saison côté assistances. Dans certains Grands Prix, il n'y a pas grand monde dans les gradins.»

Des poursuites au Texas contre les subventions

À Montréal, les gouvernements versent 15 millions par année pour le Grand Prix. Au Texas, seule autre course de F1 en Amérique du Nord cette saison, les gouvernements ont promis 25 millions par année pendant 10 ans. Sauf que des citoyens menacent de poursuivre l'État du Texas s'il verse un jour cette subvention qu'ils jugent illégale.  

Le Texas s'est engagé par lettre à octroyer 25 millions par année au promoteur local du Grand Prix des États-Unis à Austin, qui doit avoir lieu pour la première fois en novembre. Mais trois contribuables ont poursuivi l'été dernier le Texas, qui ne donnera finalement pas d'argent avant la course. La poursuite a été retirée, mais les démêlés judiciaires pourraient toutefois reprendre après le GP américain. «Si la F1 demande de l'argent des contribuables, ses promoteurs peuvent probablement compter sur notre opposition en cour», a indiqué Bill Aleshire, l'avocat des trois contribuables, par courriel à La Presse Affaires.

L'argument des opposants à la subvention au GP d'Austin? L'État du Texas ne peut offrir de subvention à une entreprise privée pour un événement sans qu'il y ait eu «un processus de sélection concurrentiel». «Ce n'est pas ce qui est arrivé pour la F1, qui a décidé de faire son GP à Austin avant qu'on ne parle de subventions», a écrit Me Aleshire, qui fait valoir que la présentation d'un GP au New Jersey (un projet de la F1 pour la saison 2013) empêcherait le Texas de subventionner son GP. «Ironiquement, le New Jersey n'offre pas de subvention. J'aurais aimé que les élus du Texas soient aussi rusés que le gouverneur du New Jersey, Chris Christie», écrit Me Aleshire dans un courriel à La Presse.  

Après s'être engagée par lettre, la contrôleuse des fonds publics du Texas, Susan Combs, a décidé de ne pas verser de fonds publics avant le déroulement de l'événement. Les promoteurs pourraient toutefois se faire rembourser certaines dépenses après l'évaluation des retombées économiques du GP dans le cadre d'un programme gouvernemental déjà en place pour les événements touristiques. «Si les organisateurs font une demande, celle-ci sera étudiée après l'événement», a indiqué à La Presse le porte-parole de Susan Combs, R.J. DeSilva.

Pas de GP de France à cause de Hollande?

L'élection de François Hollande inquiète quelques amateurs de F1 en France. C'est que le nouveau président français s'oppose à une subvention gouvernementale pour ramener le Grand Prix de France, contrairement à l'entente négociée par son prédécesseur Nicolas Sarkozy avec la F1 durant la campagne électorale présidentielle. «Je ne pense pas que ce soit à l'État de faire quelque effort financier que ce soit. Il y a suffisamment d'urgences pour ne pas consacrer des dizaines de millions d'euros au Grand Prix», a dit François Hollande durant la campagne présidentielle. Selon l'entente négociée avec le gouvernement de Nicolas Sarkozy, la France retrouverait son GP en 2013 et l'aurait ensuite une année sur deux en alternance avec la Belgique. La France a perdu son GP en 2009.

La F1 bientôt en Bourse?

Après le Grand Prix du Canada, la Formule 1 pourrait bien commencer une autre course, celle-là aux rebondissements assurés: son entrée en Bourse.

L'entreprise Formula One, qui possède les droits de commercialisation de la F1 pour les 98 prochaines années, devait faire son entrée à la Bourse de Singapour plus tard en juin. Son PDG Bernie Ecclestone a toutefois indiqué son intention d'attendre encore quelques mois, «le temps que les marchés boursiers se calment». Malgré ce retard, l'entrée en Bourse de la F1 aura lieu en 2012, assure-t-il.  

Déjà, les actionnaires de Formula One s'activent dans les coulisses. Le 22 mai dernier, les firmes américaines Waddell&Reed et BlackRock ainsi que le fonds d'investissement de la Banque centrale de la Norvège ont payé 1,6 milliard$ US au fonds américain CVC pour 21% des parts de Formula One.

Sur la base de cette transaction - qui réduit la participation de CVC de 42% à 21% -, Formula One vaudrait 7,6 milliards$ US. Selon le Financial Times, Formula One a généré des profits de 451 millions sur des revenus de 1,5 milliard en 2011. L'entreprise garde pour elle les revenus de télé et de commandites des Grands Prix, ainsi que les droits payés par les promoteurs locaux et les gouvernements pour présenter les courses (411 millions$ US en 2010 selon Formula Money). Un beau modèle d'affaires, mais les investisseurs doivent néanmoins se méfier selon Simon Chadwick, spécialiste de l'économie sportive et professeur à l'Université de Coventry en Grande-Bretagne. «Un des problèmes, c'est qu'il n'y a pas de succession à Bernie Ecclestone», dit M. Chadwick. Âgé de 81 ans, M. Ecclestone dirige la F1 depuis 1978. Il possède 5,3% de Formula One. En comptant les actions de son ex-femme et de ses enfants (la société Bambino), la famille Ecclestone possède 13,8% de l'entreprise.

Pourquoi la F1 veut-elle s'inscrire en Bourse en Asie plutôt qu'en Europe, son marché traditionnellement le plus important? Pour profiter de l'appétit des investisseurs asiatiques pour les grandes marques mondiales. Et aussi parce que la F1 s'est tournée vers l'Asie au cours des dernières années. Il y a maintenant cinq GP en Asie (six en comptant l'Australie), contre sept GP en Europe.  

Le professeur Simon Chadwick ne serait pas surpris de voir la F1 abandonner son projet d'entrer en Bourse. «Ça ne serait pas une première, dit-il. L'équipe de soccer Manchester United voulait aussi entrer en Bourse à Singapour avant de changer d'idée.»