Avec ses mastodontes de béton hérités de l'industrie textile, le Mile-End n'a rien à voir avec le centre-ville et ses gratte-ciel modernes. Pourtant, les gros promoteurs immobiliers lorgnent de plus en plus les anciennes manufactures du quartier, qui offrent un immense potentiel de conversion en bureaux. Un développement qui inquiète au plus haut point les artistes du secteur.

De l'extérieur, c'est le calme plat. Les gros immeubles cubiques du secteur St-Viateur Est, dans le quartier Mile-End, semblent presque à l'abandon tant ils sont défraîchis. Les rares piétons apparaissent minuscules à côté de ces mastodontes d'une douzaine d'étages.

Malgré leur aspect rebutant, ces anciennes manufactures sont de plus en plus prisées par les promoteurs. Le rachat en juin du 5455, rue de Gaspé, par le fond de placement Allied Properties, a marqué un tournant dans la dynamique immobilière du quartier.

Allied a allongé 37 millions de dollars pour mettre la main sur l'édifice de 530 000 pieds carrés - l'équivalent d'une demi-Place Ville-Marie. C'est trois fois plus que ce qu'avait payé le précédent propriétaire, Cancorp, en 2008. Un investissement qui rapportera de bons dividendes, croit le président du fonds, Michael Emory.

«La demande pour ce type de locaux, s'ils sont bien rénovés, est très significative, d'autant qu'il y a de moins en moins de gros blocs d'espace contigus à Montréal», fait-il valoir à La Presse Affaires.

Allied injectera 7 millions d'ici trois ans pour rénover cet édifice «très laid de l'extérieur», de l'aveu de M. Emory. Le fonds, qui a acquis plusieurs immeubles à Montréal ces dernières années, espère ainsi attirer des locataires majeurs qui pourront occuper de gros blocs d'espaces. «Nous n'allons pas vider l'immeuble pour le relouer ensuite, dit-il. On va probablement investir massivement dans certaines parties du bâtiment, et espérer des hausses (de loyer) en conséquence. Cela se fera graduellement.»

Si le potentiel de l'immeuble fait saliver le président d'Allied, sa revente inquiète au plus haut point les artistes du quartier. Le secteur Saint-Viateur Est - délimité par les rues Casgrain, de Gaspé, Saint-Viateur et Maguire - est un haut lieu de création pour les artistes de tout acabit, attirés ici dans les années 1990 et 2000 par les loyers dérisoires des anciennes usines textiles. Le petit quadrilatère regroupe environ 800 artistes, et le «5455», comme ils l'appellent, constitue en quelque sorte leur quartier général.

Or, les peintres, sculpteurs et autres artistes visuels craignent d'être évincés au fur et à mesure que leurs baux arriveront à échéance. Déjà, une bonne partie d'entre eux ne possèdent plus qu'un bail mensuel dans l'immeuble. «On a rencontré le propriétaire, il a montré une volonté de garder des espaces de création dans l'immeuble, mais la question est : comment peut-on négocier avec un fonds de placement immobilier qui a des actionnaires?» questionne Raphaëlle Aubin, coordonnatrice de Pied Carré, qui représente les créateurs du secteur. Équilibre précaire

Le cas du «5455» illustre bien l'équilibre précaire du secteur Saint-Viateur Est. L'ancien quartier industriel, enclavé entre un chemin de fer et la partie résidentielle du Plateau Mont-Royal, a commencé à reprendre vie il y a 14 ans, quand le géant du jeu vidéo Ubisoft s'est installé à l'angle du boulevard St-Laurent et de la rue Saint-Viateur. Les activités du studio ont sans cesse pris de l'ampleur depuis, au point où le groupe emploie aujourd'hui 2100 personnes.

Les entreprises du secteur du divertissement et de la publicité ont emboîté le pas à Ubisoft ces dernières années et côtoient aujourd'hui les artistes visuels et musiciens dans les anciennes fabriques. La cohabitation est pour le moment relativement harmonieuse, mais l'équilibre pourrait vite être rompu.

L'inquiétude de plusieurs, c'est que le rachat - et la reconversion - d'immeubles comme le «5455» écarte les artistes au profit d'entreprises traditionnelles. Des sociétés capables de payer des loyers beaucoup plus substantiels.

Un embourgeoisement trop brutal serait toutefois nuisible aux grands groupes immobiliers, croit Richard Ryan, conseiller d'arrondissement du district Mile-End pour Projet Montréal. «Si Allied veut attirer des bureaux plus luxueux, dans le fond, son appât, ce sont les artistes du Mile-End. C'est un double jeu : oui, ils paient de bas loyers, mais en même temps, ils contribuent à attirer des entreprises dans le coin.»

Selon M. Ryan, certains créateurs ont déjà plié bagage ces derniers mois devant la crainte d'être évincé de leurs ateliers. «Avoir 800 artistes dans le quartier, ça a l'air beaucoup, mais ils peuvent s'en aller très vite. Le mouvement est déjà commencé.»

De plus en plus inquiet, le regroupement Pied Carré tiendra dans 10 jours une conférence de presse pour interpeller les élus à l'importance de maintenir dans le Mile-End la plus importante concentration d'artistes au Canada.

Selon Julie Faubert, une artiste visuelle qui occupe un studio au 12e étage du «5455», l'inaction «est complètement ridicule de la part d'une ville qui se dit culturelle». Le maintien des artistes dans le quartier devient de plus en plus urgent, avance-t-elle, car il sera impossible de recréer une telle concentration une fois que tout le monde se sera dispersé aux quatre coins de la ville.

Allied se défend

Le fonds de placement immobilier Allied, qui possède notamment l'édifice PECK où loge Ubisoft, se défend de vouloir évincer tous les artistes du 5455, de Gaspé. «On va renverser le ratio entre les locataires à long terme et ceux à court terme, en en ayant un peu plus à long terme, affirme le président Michael Emory. Il y a énormément de place dans l'immeuble pour garder les artistes.»

Allied pourrait louer de nouveaux locaux à Ubisoft dans le 5455, indique M. Emory. Le dirigeant dit par ailleurs négocier un bail «qui pourrait être très lucratif», sans nommer le locataire potentiel.

Chose certaine, Allied garde l'oeil ouvert pour faire d'autres acquisitions dans le Mile-End. «En ce moment, nous sommes plus réactifs que proactifs, le temps d'absorber le 5455, dit M. Emory. Mais si une propriété devient disponible, nous voulons vraiment regarder cela de près, car nous croyons vraiment au développement à long terme de ce secteur.»

Pas de lien vers le métro

La rue Saint-Viateur Est s'est refait une beauté depuis l'an dernier, avec ses nouveaux trottoirs et son mobilier urbain rafraîchi. Mais un élément manque encore à la revitalisation de la partie Est du Mile-End: un lien piéton direct avec le métro Rosemont.

À l'heure actuelle, les travailleurs et résidants du quartier doivent traverser illégalement le chemin de fer du Canadien Pacifique (CP) pour se rendre au métro, ou encore faire plusieurs détours qui rallongent le trajet. Les négociations entre la Ville, l'arrondissement et le CP (propriétaire de la voie ferrée) sont si laborieuses que le dossier fera l'objet d'une médiation devant l'Office des transports du Canada, indique le conseiller d'arrondissement Richard Ryan.

Entre-temps, le CP continue de distribuer des contraventions aux piétons qui s'aventurent sur la voie. Ce retard jette un peu d'ombre sur la rénovation du secteur Saint-Viateur Est du Mile-End, délimité par le boulevard Saint-Laurent à l'ouest, la rue Saint-Denis à l'est, la voie ferrée au nord et la rue Maguire au sud.

Depuis 2009, la Ville a investi quelque 9 millions pour améliorer les infrastructures. « On voit que le secteur se dynamise, avec les nouvelles terrasses sur Saint-Viateur », fait valoir Philippe Sabourin, chargé de communications à la Ville.