Patrick D'Astous s'apprête à dire adieu aux heures de pointe entre sa maison de Saint-Lambert et son bureau du centre-ville de Montréal. Dans quelques semaines, le chef d'entreprise déménagera sa boîte de services-conseils - et ses six employés - sur la Rive-Sud, après 10 ans dans un gratte-ciel de la rue Beaver Hall.

Le Lambertois avait déjà pris sa décision avant les embouteillages infernaux des dernières semaines. Mais l'aggravation de la situation a « bien adonné » pour le conforter dans son choix de rompre son bail de trois ans avant terme. « Le plus grand aspect de cette décision-là, c'est la qualité de vie », résume-t-il.

Le cas de Patrick D'Astous demeure isolé. La multiplication des cônes oranges n'a pas encore écoeuré les entrepreneurs au point de causer un exode de l'île de Montréal. À moyen et long terme, toutefois, l'impact de l'encombrement chronique sera catastrophique pour les sociétés de toute la métropole si rien n'est fait pour corriger la situation, avertissent plusieurs représentants du milieu des affaires.

Les bouchons fréquents causent une série de désagréments aux employeurs. Certains, comme les retards des travailleurs, sont déjà bien palpables. Mais d'autres problèmes, autrement plus sérieux, commenceront seulement à faire sentir leurs effets pervers au fil des prochaines semaines et des prochains mois.

« Ça désorganise carrément les chaînes d'approvisionnement des entreprises qui sont situées sur l'île ou autour de l'île, explique Simon Prévost, président de Manufacturiers et exportateurs du Québec (MEQ). C'est un impact qui se voit moins à l'oeil nu, mais qui va être clairement ressenti par les manufacturiers. À l'ère du juste à temps, on va être à l'ère du toujours en retard. »

L'industrie manufacturière, moins sexy que celle de la finance ou du multimédia, demeure cruciale pour l'économie montréalaise. Selon les données les plus récentes de Statistique Canada, les 13 500 fabricants de la région métropolitaine emploient à eux seuls 230 000 personnes. Leurs exportations internationales ont totalisé 58 milliards de dollars l'an dernier.

Or, avant d'expédier leurs sofas, biscuits et autres électroménagers vers l'Europe ou les États-Unis, ces manufacturiers doivent d'abord s'approvisionner en matières premières et pièces de toutes sortes. Des composantes qui arriveront à des heures de plus en plus imprévisibles en raison des bouchons systématiques sur les routes.

« Ça va être majeur, ça va demander une réorganisation des processus de production, et surtout, ça rajoute beaucoup d'incertitude, lance Simon Prévost. Si on pouvait me dire : ça va toujours être en retard d'une journée, tu t'organises, mais d'une fois à l'autre, on ne le saura pas. Ça devient très compliqué. »

Cette coordination difficile, combinée à la surtaxe aux embouteillages que veulent imposer les camionneurs à Montréal, mine la productivité des entreprises manufacturières montréalaises. Un constat d'autant plus sombre qu'elles tirent déjà de l'arrière à cet égard, déplore le président de MEQ.

Recrutement difficile

Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, dénonce lui aussi les pertes économiques causées par le « chaos » sur les routes de la métropole. En 2003, son regroupement estimait à 1,4 milliard les coûts annuels liés aux embouteillages, une facture qui a sans doute grimpé en flèche aujourd'hui, reconnaît-il.

Le pire reste cependant à venir, craint M. Leblanc. Les bouchons généralisés risquent d'encourager de plus en plus d'employés à choisir des postes moins intéressants en banlieue, en plus d'inciter des entreprises à s'installer dans des endroits moins stratégiques au plan concurrentiel. Autant de freins à la productivité globale de la région.

« Ces petites décisions-là, qui sont toutes individuelles, lorsqu'on les additionne, finissent par expliquer les milliards de dollars de pertes qu'on observe », tranche-t-il.

Pour les recruteurs professionnels, l'impact de ces embouteillages quotidiens constitue désormais un casse-tête « énorme », indique Martine Lachance, directrice de succursale de la firme Manpower pour Montréal et sa banlieue sud-est. Depuis environ un an et demi, de plus en plus de travailleurs quittent leur poste au centre-ville et choisissent de poursuivre leur carrière de l'autre côté des ponts.

« Nos clients commencent à avoir un problème de rétention de leurs employés, souligne-t-elle. Des gens qui travaillent déjà depuis 10 à 15 ans au centre-ville et qui demeurent en banlieue quittent leur emploi pour éviter tout le trafic. »

Plusieurs employés sont même prêts à accepter des postes moins intéressants pour s'éviter les bouchons. Martine Lachance donne l'exemple récent d'une jeune adjointe administrative de Longueuil, qui a perdu 5 % de salaire et une semaine de vacances en acceptant un nouveau poste sur la Rive-Sud. « Elle était prête à faire des concessions pour avoir une meilleure qualité de vie », note-t-elle.

Télétravail

Et qu'en est-il des sociétés de secteurs de pointe, dont les employés typiques sont souvent des urbains purs et durs ? Le président de d'Astous Groupe Conseil, qui se spécialise dans l'innovation en technologies de l'information, reconnaît qu'il a dû modifier quelque peu ses façons de faire pour convaincre ses six employés de le suivre dans son déménagement à Saint-Lambert cet été.

« Il faut trouver des moyens de les attirer, et un de ces moyens, c'est de permettre le télétravail, explique Patrick D'Astous. On l'offrait déjà, mais là on améliore notre infrastructure pour le faire davantage. »

Les six employés de M. D'Astous, qui travaillent beaucoup sur la route, n'auront plus l'obligation de se présenter au bureau. Tout ce qui compte, c'est que les cibles de l'entreprise soient atteintes, dit-il.

Avec la multiplication prévue des chantiers routiers d'envergure ces prochaines années - dont ceux de l'échangeur Turcot, de la rue Notre-Dame et du tunnel L.-H. Lafontaine -, ce modèle pourrait faire des petits dans la métropole.