Plus de 400 investisseurs, 4 paradis fiscaux et 70 millions de dollars: l'affaire Prospector prend une ampleur insoupçonnée. Les investisseurs risquent de perdre gros dans ce montage fiscal sophistiqué, comme les contribuables d'ailleurs.

Des dentistes, pharmaciens et d'autres professionnels de la santé risquent de perdre les dizaines de millions de dollars qu'ils ont investis dans un réseau de franchises nébuleux appelé Prospector.

Selon une enquête de La Presse, plus de 400 investisseurs auraient injecté environ 35 millions entre 2003 et 2007 dans ce réseau aux prétentions internationales. L'organisation est dirigée par Claude Duhamel, qui a eu des problèmes avec les autorités par le passé.

Les investisseurs ont été attirés par les généreux bénéfices fiscaux promis par Prospector. Le réseau leur a fait miroiter qu'ils pourraient récupérer plus du double de leur investissement grâce à un montage fiscal complexe. Globalement, les investisseurs ont d'ailleurs économisé plus de 70 millions d'impôts, selon nos estimations.

Or, les derniers temps, le fisc a refusé les réclamations les unes après les autres, laissant les investisseurs Gros-Jean comme devant. Revenu Canada juge que le réseau n'a pas de réelles activités et que les déductions fiscales sont donc «illégales». Il veut se faire payer son dû, incluant les intérêts accumulés, et pourrait même imposer une pénalité.

«C'est fatigant d'être traité un peu comme un criminel par Revenu Canada, dit le dentiste Éric Cressaty, qui a un cabinet à Cartierville, à Montréal. Les avis de cotisation se succèdent et nous sommes dans l'incertitude. Les intérêts s'accumulent.» M. Cressaty, 34 ans, a acheté cinq franchises Prospector et n'a encore rien remboursé au fisc, espérant un dénouement favorable.



Criminel, croit le fisc

Revenu Canada a confié le dossier à son équipe d'enquête criminelle, indique un document déposé au palais de justice de Montréal. En septembre 2009, le fisc a fait des perquisitions dans huit locaux occupés par Claude Duhamel, le réseau Prospector ou des intermédiaires qui ont aidé à la vente des franchises.

L'organisme soupçonne personnellement Duhamel de fraude fiscale et criminelle, indique les mandats de perquisition. Le réseau Prospector aurait monté un stratagème d'évasion fiscale (voir l'illustration) qui implique des sociétés de Montréal, de Miami, du Wyoming et de quatre paradis fiscaux, notamment la Barbade. Prospector aurait même des bureaux virtuels à New York, Los Angeles, Paris et Londres. Ni les investisseurs ni les intermédiaires de Prospector ne sont personnellement soupçonnés de fraude, selon les mandats.

Ce n'est pas la première fois que Claude Duhamel a des problèmes avec les autorités. En 2003, le financier s'est vu interdire de pratiquer le métier de courtier pour une période de 10 ans par la Commission des valeurs mobilières du Québec (CVMQ), l'ancêtre de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Il avait vendu des titres sans l'approbation de la CVMQ et communiqué aux investisseurs des informations fausses ou trompeuses.

Dès 1993, le financier a eu des ennuis avec la justice dans une autre affaire, se faisant accuser au criminel d'avoir obtenu du crédit frauduleusement. L'accusation a toutefois été retirée, peu après le début du processus judiciaire.

Le dossier Prospector donne de nouveaux maux de tête à Claude Duhamel. En plus de ses problèmes avec le fisc, Claude Duhamel a été poursuivi par l'AMF, en novembre. L'organisme soutient qu'il a exercé illégalement le métier de courtier et aidé Prospector à faire des placements illégaux.

Le réseau Prospector a changé de forme au fil des ans, s'appelant tour à tour Stratsite ou Mail-It-Safe. Mais essentiellement, le plan d'affaires demeure le même: les investisseurs acquièrent une ou plusieurs franchises, comme le sont par exemple les restos Tim Hortons. Seule différence: les franchises de Prospector ne vendent pas des beignets, mais des logiciels de prospection de clients ou d'encryptage de courriels.

Selon des dirigeants de Prospector avec qui nous avons discuté, le réseau a vendu près de 1200 franchises de 2003 à 2007. Chaque franchise s'est vu accorder un territoire de vente exclusif, situé aux États-Unis.

En 2007, dernière année de vente, une franchise coûtait quelque 230 000$, mais l'acheteur ne déboursait qu'une partie de la somme, typiquement 45 000$ sur trois ans. Pour le reste, l'acheteur se voyait accorder un solde de prix de vente par le franchiseur, remboursable sur 10 ans.

Des prêts fictifs

Après enquête, le fisc a flairé de nombreuses anomalies. D'abord, le solde du prix de vente est fictif, soutient le fisc, puisque les investisseurs n'ont pas l'obligation de le rembourser. Ce solde fictif vient gonfler artificiellement les réclamations fiscales.

Ensuite, les franchisés ne vendent pratiquement pas de logiciels. Les professionnels de la santé ont dit au fisc ne pas avoir le temps de s'occuper de vendre ces produits. Pire: la plupart ne savent pas comment les utiliser.

Au départ, le principal actionnaire du réseau de franchises s'appelait Prospector International Networks, de la Barbade. Or, les autorités de la Barbade n'ont trouvé aucun enregistrement de cette entreprise sur son territoire, selon Revenu Canada. L'incorporation a plutôt été faite aux îles Vierges britanniques.

Aujourd'hui, le franchiseur n'a plus son siège social à la Barbade ou aux îles Vierges, mais dans l'île de Malte, nous disent des dirigeants de Prospector. Le nouvel administrateur est le Québécois Marc Bernier, qui réside aux îles Turques-et-Caïques. Cet autre paradis fiscal est situé dans les Antilles, à des milliers de kilomètres de l'île de Malte, qui est sud de l'Italie.

Avant de faire ses perquisitions, en 2009, Revenu Canada a passé au crible les dossiers de 76 contribuables investisseurs «sur plus de 400», soit un cinquième du total. Ces 76 contribuables avaient déboursé environ 7 millions de dollars pour l'achat de franchises ou de licences entre 2003 et 2006. De plus, ils ont réclamé des déductions fiscales de l'ordre de 30 millions.

Malgré tout, les investisseurs à qui nous avons parlé, comme Claude Durocher, de Gatineau, gardent espoir d'une résolution favorable du conflit avec les autorités fiscales. «Ça remplit toutes les conditions d'une déduction fiscale», estime dit M. Durocher, qui reconnaît toutefois que ses trois franchises n'ont jamais produits d'états financiers.

Quoi qu'il en soit, les investisseurs ne sont pas au bout de leurs peines. Le nouveau franchiseur de Malte, dirigé par Marc Bernier, demande maintenant 7000$ de plus aux franchisés, payables en deux versements en 2010 et 2011. Cette fois, dit M. Bernier, l'argent permettra aux franchisés de commercialiser un nouveau logiciel de gestion des comptes à recevoir, Cash On Time, promis à un soi-disant bel avenir... Qui veut investir?

Au début, Prospector International Networks, principal actionnaire du réseau de franchises, avait son siège social à la Barbade. Selon un document déposé en Cour, voici l'immeuble qui abrite ce siège social, dont l'adresse est le 2002, Worthy Down, Graeme Hall, Christ Church, West Indies.