Revenu Québec sait depuis plusieurs années que l'immeuble où elle installe présentement son agence luttant contre l'évasion fiscale est au centre d'une controverse impliquant un paradis fiscal, a appris La Presse Affaires.

Samedi, nous avons écrit que le Ministère déménage son agence au 440, boulevard René-Lévesque Ouest. L'immeuble est ultimement détenu dans les îles Vierges britanniques et est au coeur d'une fraude de 11 millions de dollars. La fraude a été commise par Denis C. Charron et l'avocat Jacques Matte, selon un jugement civil rendu par Marie St-Pierre.

Or, selon nos informations, Revenu Québec est au fait de ce dossier depuis 2004, puisqu'elle a un litige connexe de 5,1 millions avec Denis C. Charron. L'organisme a d'ailleurs transmis à M. Charron des avis de cotisation en décembre 2004 et en octobre 2007.

En novembre 2008, Revenu Québec a fait reconnaître sa créance dans un jugement rendu par la Cour supérieure. Les avis de cotisation ont été transmis à Denis Charron pour des manquements à l'impôt sur le revenu, indique le jugement.

Pour récupérer son dû, Revenu Québec a aussi inscrit une «hypothèque légale» sur le condo de Denis Charron et sur le Complexe Cousineau, à Saint-Hubert, au début de 2009.

Une dispute depuis 10 ans

L'immeuble de bureaux situé au 440, boulevard René-Lévesque Ouest, dans lequel Revenu Québec installe des employés clés, est au coeur d'une dispute familiale qui dure depuis 10 ans. Dans son jugement de 2007, la juge Marie St-Pierre a indiqué que Denis Charron a fraudé son père Claude Charron à l'aide de l'avocat fiscaliste Jacques Matte.

Essentiellement, Denis Charron a contracté un prêt hypothécaire de 11 millions en 2001 sur deux immeubles, dont le 440, boulevard René-Lévesque Ouest. Le prêt a été obtenu à l'insu du père et transféré en Suisse. L'argent est par la suite revenu au profit de Denis Charron et de Jacques Matte, a conclu la juge.

Actuellement, la propriété des deux immeubles est incertaine. Le créancier hypothécaire qui a accordé les 11 millions, Manioli Investments, en revendique la propriété, tout comme Claude Charron, le père. La cause est devant la Cour d'appel.

Claude Charron veut faire effacer la dette hypothécaire de Manioli, car une telle dette rend les deux immeubles sans valeur nette. L'homme d'affaires soutient que Manioli «a fait preuve d'aveuglement volontaire en consentant ce prêt et qu'en conséquence, il est aussi responsable des pertes subies».

Du côté de Manioli, on estime qu'il est loin d'être certain que les immeubles étaient ultimement détenus seulement par le père, et qu'en conséquence, Manioli était fautif de faire le prêt. La Cour d'appel tranchera l'affaire l'automne prochain, peut-être avant. On saura alors qui est le réel propriétaire: Manioli ou la firme dans le paradis fiscal, dirigée par Claude Charron.

Revenu Québec s'explique

Revenu Québec s'en remet à la Société immobilière du Québec (SIQ), autre organisme du gouvernement, pour ses besoins immobiliers.

À Revenu Québec, la porte-parole, Valérie Savard, explique que «la loi nous empêche de consulter le dossier fiscal d'un propriétaire, à moins que le dossier soit rendu public, par exemple avec un jugement. Dans un tel cas, on peut invoquer ce jugement pour refuser la location».

Justement, le jugement de Marie St-Pierre, en 2007, et le jugement fiscal contre Denis Charron, en 2008, ne sont-ils pas de nature à s'interroger? «La SIQ nous a confirmé qu'il n'y a pas de liens d'affaires entre l'immeuble et Denis Charron. Ils ont traité avec Manioli, qui s'occupe de la gestion de l'immeuble (en attendant le jugement en appel)», dit-elle.

Et si la Cour d'appel redonne l'immeuble et sa pleine valeur à la société du père, qui est détenue dans un paradis fiscal, une telle détention ne vous rendrait-elle pas mal à l'aise?

«Je ne peux répondre à cette question... Mais si un contribuable respecte les règles fiscales, il n'y a rien qui l'empêche de structurer ses affaires dans un paradis fiscal», dit Mme Savard.

À la SIQ, on nous indique qu'on était au courant du litige familial sur l'immeuble, mais qu'on ne savait pas que Denis Charron avait une dette fiscale envers Revenu Québec. Quant à Manioli, «on avait déjà des espaces dans cet immeuble et on n'a jamais eu de problèmes», nous dit le porte-parole, Pierre-Louis Dufresne.

Comme toujours, la SIQ propose une solution immobilière à ses clients, comme Revenu Québec, mais c'est le client qui décide au bout du compte. «L'affaire est particulière, j'en conviens, dit M. Dufresne. Mais nous, on ne traite pas avec les fonctionnaires de Revenu Québec qui font de la vérification fiscale, mais avec ceux qui s'occupent de ressources matérielles», dit M. Dufresne.

Selon le porte-parole de la SIQ, ces derniers n'ont posé aucune question sur la propriété de l'immeuble.