Voici la curieuse histoire d'un courtier qui, pour prouver son innocence, a déposé trois documents devant les tribunaux que des experts ont jugé faux. Pire: il semble qu'un autre document, un compte de courtage, était contrôlé par... un mort.

Ces éléments troublants émergent d'un procès qui traîne devant les tribunaux depuis 2001. Le courtier en question, Stéphane Rail, a été congédié de la firme TD Evergreen en lien avec cette affaire en 2002, mais il a continué d'exercer son métier pour la firme Canaccord par la suite. Aujourd'hui, il est directeur du bureau de Québec de Canaccord.

Stéphane Rail est poursuivi par l'homme d'affaires Hermann Cloutier, de Beauce, pour plus de 3 millions de dollars. Selon la poursuite, le courtier aurait favorisé un autre client, Luc Verville, qui a englouti les millions de M. Cloutier dans son entreprise, Hastings Aviation, de Dorval. Hastings a finalement viré en désastre financier.

1. De fausses télécopies

Le premier des trois documents de preuve litigieux de M. Rail est une décharge de responsabilité présumée signée par Hermann Cloutier. «Je dégage TD Evergreen et son représentant Stéphane Rail de toute responsabilité sur le prêt et sur les garanties que j'ai convenu avec M. Verville», est-il écrit dans cette lettre.

Elle aurait été reçue chez TD Evergreen par télécopieur (fax) à 15h38 le lundi 3 avril 2000. Or, après examen, l'expert André Münch a relevé une anomalie. L'en-tête de la télécopie est identique à ceux de deux autres documents dans cette affaire.

Autrement dit, la lettre aurait été envoyée à la même date, à la même heure, à la même minute, au même numéro de fax et au même endroit que deux autres documents, ce qui est impossible. Cette constatation mène à conclure que deux des télécopies ont été contrefaites à partir de l'en-tête d'une autre. Voilà pour le premier document en litige.

2. Une signature contrefaite

Le deuxième faux est plus flagrant. Il s'agit d'une présumée lettre de Hermann Cloutier, en juin 2000, autorisant M. Rail à transférer 100 000$ dans un compte de la firme Gestion R.S. Or, l'expert Münch est catégorique: le document a été contrefait.

Pour tirer une telle conclusion, l'expert part d'un principe de base de la graphologie: «Il est impossible qu'une personne rédige ou signe deux ou plusieurs documents de façon identique (...) Cela signifie donc que deux signatures émanant d'une même personne ne sont jamais parfaitement superposables.»

Or, l'expert constate que la lettre porte une signature «identique» d'Hermann Cloutier à celle d'un autre document. Qui plus est, M. Münch établit avec certitude que c'est la lettre qui a été contrefaite, et non l'autre document, puisque la signature de M. Cloutier y porte des traces de découpage. L'expert établit donc «avec certitude» que la pièce a été contrefaite.

3. Un mort qui donne des ordres

Le troisième cas où il y a apparence de fabrication d'un faux n'est pas tiré d'un rapport d'expert, mais de l'interrogatoire de Stéphane Rail en cour. Encore une fois, le dossier est lié à Gestion R.S. (que rien ne permet de relier à Luc Verville, par ailleurs).

Selon le formulaire de la firme TD Evergreen, le compte de R.S. a été ouvert en 1995 au nom d'un certain Jean-Pierre Bouchard, comptable agréé de la région de Québec. C'est Stéphane Rail qui a ouvert le compte.

Durant son témoignage, M. Rail soutient avoir identifié physiquement Jean-Pierre Bouchard. Il soutient même que jusqu'en 2000, il recevait des ordres de Jean-Pierre Bouchard pour faire des transactions boursières.

Or, selon la poursuite, le seul comptable agréé de Québec nommé Jean-Pierre Bouchard est mort... en 1994. Si l'information est exacte, cela signifie que le compte R.S. ouvert par M. Rail a été signé et contrôlé par un mort.

Après que la poursuite ait dévoilé cette information au tribunal, Stéphane Rail a dit que ce devait être un autre Jean-Pierre Bouchard qu'il connaissait, mort «vers les années 2000».

Après vérification, La Presse Affaires a constaté qu'un seul Jean-Pierre Bouchard a été comptable dans la région de Québec, soit celui mort en 1994. Les vérifications de La Presse ont été faites auprès des trois ordres comptables professionnels (CA, CMA et CGA).

4. Une autre fausse lettre

Le dernier document présumé faux a été déposé en 2009 par Stéphane Rail devant une autre instance, soit l'Organisme canadien de réglementation des valeurs mobilières (OCRCVM).

Cet organisme vient d'imposer une sanction de 155 000$ à M. Rail pour les affaires Verville et Gestion R.S. La sanction vise notamment à pénaliser la «négligence grave» de M. Rail à propos d'une transaction litigieuse.

Pour se défendre, Stéphane Rail a notamment déposé, en mars 2009, une lettre qui lui donnait soi-disant l'autorisation de faire cette transaction litigieuse en septembre 2000. La lettre est signée par Luc Verville.

Or, l'OCRCVM a fait analyser le document par l'experte Yolande Gervais, qui a conclu qu'il avait été falsifié. «Il y a eu falsification du document par ajout du nom Luc Verville et très probablement par transfert de la signature par photomontage», écrit Mme Gervais.

En réplique à cette dernière affaire, l'avocat de M. Rail, Sébastien Caron, nous transmet une déclaration écrite de Luc Verville déposée à l'OCRCVM. Dans cette déclaration, Luc Verville dit reconnaître la lettre et la signature. L'OCRCVM n'a pas pris sa déclaration en compte; elle aurait préféré qu'il témoigne.

Fait à préciser, dans cette déclaration de juin 2009, Luc Verville se dit consultant en informatique, alors que, dans un témoignage en cour deux mois plus tôt, il affirmait être directeur des ventes en Amérique du Nord pour l'entreprise White Diamonds International.

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STÉPHANE RAIL RÉPLIQUE

Le courtier Stéphane Rail affirme avoir fait son travail correctement dans cette affaire. «Je n'ai pas fabriqué de documents faux. Il n'y a pas de faux documents. D'autres faits seront ajoutés, mais je ne peux commenter, car la cause est devant les tribunaux. J'ai l'intention de démontrer mon intégrité», a essentiellement dit M. Rail au cours d'un entretien téléphonique.

L'avocat du courtier, Sébastien Caron, a par ailleurs fait ressortir certains aspects du dossier dans un courriel. Concernant la décision du tribunal de l'OCRCVM, qui a imposé une sanction de 155 000$ à M. Rail, Sébastien Caron note que l'OCRCVM a conclu que M. Rail n'avait en aucun temps cherché à tromper ses clients. «Rail n'a aucunement bénéficié du rôle qu'il a joué dans cette affaire et la preuve ne révèle aucun élément de tromperie ou de malhonnêteté de sa part «, a écrit l'OCRCVM.

Précisons que la fabrication et l'usage d'un faux document sont des actes criminels si l'utilisateur sait qu'il s'agit d'un faux et que le faux porte préjudice à autrui.

Photo fournie par Capazoo

Dans une déclaration de juin 2009, Luc Verville (notre photo) se dit consultant en informatique, alors que, dans un témoignage en cour deux mois plus tôt, il affirmait être directeur des ventes en Amérique du Nord pour l'entreprise White Diamonds International.