Sue Brown devra sans doute retourner travailler à temps plein. Les 250 000$ qu'elle avait minutieusement accumulés depuis 25 ans sont probablement partis en fumée.

«On ne sait pas s'il reste de l'argent, a confié la résidante de Beaconsfield. Je ne pense pas, mais j'espère.»

Des chèques sans provision, des amitiés trahies, des centaines de milliers de dollars disparus, chacune des 100 personnes rassemblées au sous-sol d'un hôtel de Pointe-Claire avait une histoire d'horreur à raconter, dimanche. Ces personnes, pour la plupart retraitées, avaient toutes le même nom au bout des lèvres : Earl Jones, le financier montréalais soupçonné d'avoir détourné entre 30 et 50 millions.

«Les finances vont être très serrées, a soupiré Sue Brown. Après 25 ans d'économie de sous, tout est perdu. Et j'ai une hypothèque de 200 000 $ sur ma maison.»

Au cours d'une séance d'information avec des avocats, des enquêteurs de la police et de l'Autorité des marchés financiers, des investisseurs qui avaient fait confiance à Earl Jones ont raconté comment les chèques qu'il leur envoyait avaient commencé à rebondir dans les derniers mois. Il aurait refusé de fournir des relevés de compte à certains clients.

Une dame âgée a affirmé que Jones, qui gérait ses placements, l'aurait même laissée avec une dette colossale. «Nous avons été informés par les ministères provincial et fédéral du Revenu que nous leur devons 30 000 $ et nous n'avons plus d'argent, a-t-elle dénoncé. Comment allons-nous les payer ?»

Pendant ce temps, Earl Jones reste introuvable. L'AMF a fait geler les actifs de son entreprise, ainsi que deux comptes bancaires. Mais il n'est pas impossible qu'il ait placé de l'argent à l'extérieur du pays, des sommes auxquelles il pourrait avoir accès.

La pluie tombait abondamment sur le stationnement de son condo, chemin Bord-du-Lac à Dorval, samedi après-midi. Deux messages étaient placés sous les essuie-glaces de sa BMW argentée. Certains voisins ont affirmé ne rien connaître sur M. Jones. D'autres ont raccroché lorsque La Presse les a interrogés.

Le financier possède aussi un condo à Mont-Tremblant. Sa jardinière là-bas, Danielle Manouvrier, a indiqué que M. Jones et sa femme lui doivent plus de 3000 $ depuis plusieurs semaines.

Toutes les allures d'une fraude

L'affaire Earl Jones a toutes les allures d'une fraude majeure, selon le séquestre intérimaire nommé par le tribunal, RSM Richter. Le document fait état de faux prêts, de signatures contrefaites et d'emprunts aux motifs douteux.

Une requête déposée vendredi après-midi par RSM soutient que la Corporation Earl Jones, conseiller administratif a participé «à un stratagème à la Ponzi depuis plusieurs années avec ses actifs sous gestion».

La Corporation, active depuis 1984, gérait d'abord et avant tout des successions testamentaires. Le séquestre en a recensé 96, actives ou non.

Ces dernières années, Earl Bertram Jones s'était donc vu confier la liquidation des biens de diverses familles dans le cadre d'un héritage. Plutôt que d'empocher la somme héritée, les familles acceptaient souvent de la faire gérer par la Corporation et de recevoir une rente régulière tirée des fruits de l'héritage.

Les problèmes ont émergé ces dernières semaines lorsque les banquiers ont cessé d'honorer les chèques émis par la Corporation.

En plus de successions, Earl Jones s'était greffé une clientèle d'investisseurs traditionnels. C'est le cas de la famille Gibson, de Westmount, dont fait état la requête. La Corporation gérait leurs fonds communs, mais également des «investissements spéciaux». Ce sont ces «investissements spéciaux» qui posent problème, notamment.

Par exemple, Earl Jones a demandé à la famille Gibson d'allouer des prêts à diverses successions soi-disant parce qu'elles avaient des problèmes de liquidités liés au processus de liquidation testamentaire. La famille Gibson a ainsi prêté 675 000 $ à sept successions à un taux d'intérêt de 12 %, à court terme. Aujourd'hui, les successions emprunteuses apparaissent incapables de rembourser ces dettes.

Dans un autre cas, la requête fait plutôt état d'un prêt de 125 000 $ alloué par l'investisseur Robert Hausner à la famille Gibson à un taux d'intérêt de 18 %. Or, la famille Gibson n'a jamais été mise au courant de ce prêt qui lui aurait été fait. Qui plus est, le document de Robert Hausner porte la signature des deux Gibson, mais ces derniers soutiennent qu'ils n'ont jamais signé un tel document, qu'il s'agit de signatures contrefaites.

La police de Montréal et la Sûreté du Québec enquêtent sur la fraude présumée. «On ne peut pas encore dire que tout est frauduleux ; peut-être que les choses ont mal tourné et que M. Jones a essayé de trouver des solutions pour repayer. Mais il semble qu'il y ait certains éléments qui peuvent constituer des actes criminels», dit Neil Stein, l'avocat du séquestre RSM Richter.

Cette dernière entreprise devrait être chargée de liquider les actifs de la Corporation Earl Jones et de redistribuer les fonds aux investisseurs, s'il en reste.

Lié à une autre affaire?

Par ailleurs, Neil Stein a constaté que parmi les dossiers de successions, «90 % des testaments ont été préparés par le bureau d'avocats dont faisait partie Gordon McGilton».

Or, l'ex-avocat Gordon McGilton a été condamné à 15 mois de prison, en avril 2007, pour des fraudes s'élevant à 1,7 million, notamment dans le domaine des successions. Les deux ex-associés de M. McGilton dans le bureau d'avocats n'ont pas été inculpés dans cette affaire, mais ils ont été poursuivis en responsabilité solidaire par des victimes de Gordon McGilton.