Imaginons une hypothétique industrie des portes triangulaires au Canada. Le principal fabricant est une agence du gouvernement du Québec, appelée QuebTree. Globalement, QuebTree fabrique la moitié des portes triangulaires au Canada.

Pendant un certain temps, l'industrie est impressionnée. Les portes triangulaires se vendent comme des petits pains chauds, à un bon rapport qualité-prix. Mais un beau jour, coup de théâtre: on apprend que le principal acheteur est QuebCaisse, une autre agence du gouvernement. QuebCaisse achète 40% de toutes les portes triangulaires.

 

Autrement dit, le gouvernement soutient l'industrie. D'un côté, il fabrique et de l'autre, il achète. Devinez la suite? On découvre un vice de fabrication dans les portes triangulaires et l'industrie s'effondre, provoquant des pertes énormes aux contribuables. Quant aux détenteurs de portes autres que QuebCaisse, ils restent pris avec des produits défectueux.

Cette histoire, c'est un peu celle de la Caisse de dépôt avec le papier commercial PCAA, qui a fait perdre 5,6 milliards à l'institution.

La Caisse était le plus grand actionnaire du principal concepteur de PCAA, l'entreprise torontoise Coventree. En 2006, 48% du volume de PCAA non bancaire au Canada avait été émis par l'entremise de Coventree et de sa filiale Nereus Financial, selon les documents de DBRS.

La Caisse a commencé à investir dans Coventree en 2000 (2,1 millions de dollars), sous l'ère du PDG Jean-Claude Scraire. Entre 2001 et 2005, elle y a injecté environ 10 millions de plus, si bien qu'elle détenait 30% de Coventree à la fin de 2006, le maximum permis par sa loi constitutive. À partir de 2001, la Caisse a d'ailleurs eu un représentant au conseil d'administration, du nom de François Maheu.

En 2006, la Caisse était non seulement le principal actionnaire du plus grand concepteur de PCAA, mais elle était aussi le principal acheteur. Au moment de la crise d'août 2007, l'institution en détenait 13,2 milliards, soit 38% du marché canadien.

Coventree s'inscrit en Bourse en novembre 2006. Elle recueille 41 millions, dont 34 millions ont été empochés par la Caisse de dépôt, qui conserve alors 9,9% de l'entreprise.

Une muraille de Chine

L'ex-PDG Henri-Paul Rousseau a abordé cette question des liens avec Coventree à la chambre de commerce, le 9 mars dernier. En répondant aux journalistes, il a affirmé qu'il y avait une muraille de Chine entre le secteur des placements privés de la Caisse, qui détenait les actions de Coventree, et la division des placements, qui achetait le papier commercial.

Cette situation rend toutefois mal à l'aise certains observateurs. «Une telle proximité crée des dangers, c'est clair. Quand on est des deux côtés de la transaction, on est en conflit d'intérêts. Il faut qu'on institue une enquête pour faire la lumière sur ces choses», nous dit Jean Roy, professeur de finance à HEC Montréal.

Est-il possible qu'en raison de cette proximité, la Caisse ait fait la sourde oreille aux réserves émises par les firmes américaines Standard&Poors et Moody's au sujet des PCAA canadiens?

Dans un article daté d'août 2002, Standard&Poors explique clairement pourquoi elle ne veut pas leur attribuer une cote. Les structures du PCAA, écrit la firme, «nécessitent un acte de foi dans le fait que les liquidités seront disponibles en temps opportun, ce qui est insuffisant comme réponse au risque de crédit pour que les fiducies (émettrices de PCAA) obtiennent une cote de crédit de premier ordre pour les papiers commerciaux».

Une seule agence a finalement attribué une cote aux PCAA, soit DBRS, de Toronto. DBRS a accordé une cote de R1 High à la plupart des PCAA non bancaires, l'équivalent d'une cote AAA pour les obligations.

La Caisse ne fut pas la seule à avoir été sollicitée pour acheter du PCAA non bancaire. Le gestionnaire Jarislowsky Fraser s'en est aussi fait offrir vers la fin de 2006. Mais contrairement à la Caisse, «nous n'en avons pas acheté une seule piastre pour aucun de nos clients, zéro», nous dit l'associé principal, Denis Durand.

Pourquoi? «On a relu le prospectus deux fois plutôt qu'une. On se fout de la cote de DBRS. Et nos analystes trouvaient qu'il n'y avait pas de relation entre le risque de liquidités et le rendement. De plus, les actifs n'étaient pas d'assez grande qualité. Pour en acheter, il aurait fallu qu'on nous offre 125 points centésimaux de plus que les bons du Trésor, plutôt que 25 points», explique-t-il.

Jarislowsky Fraser gère un actif net de 42 milliards, comparativement à 120 milliards pour la Caisse de dépôt. Ses clients sont notamment des caisses de retraite d'entreprises et des particuliers. En 2008, la firme a obtenu un rendement de -12%, comparativement à -25% pour la Caisse.

Denis Durand porte un jugement sévère sur les grands investisseurs qui se sont fait prendre dans l'aventure du PCAA non bancaire. «S'ils avaient lu le prospectus jusqu'au bout, ils auraient vu ce qui était marqué au sujet des liquidités. Sauf que les courtiers vendaient le produit comme s'il était semblable aux bons du Trésor et au papier commercial de banque, avec une qualité AAA et AA», dit-il.

Depuis la crise des PCAA, la Caisse est devenue plus sévère pour les nouveaux produits. Désormais, elle exige que tout nouvel instrument financier soit coté par au moins deux firmes.