Un large ruban de graffitis barre la façade du 3700, rue Saint-Patrick à Montréal.

L'entrepôt, fait de briques brunes et de carreaux sales, détonne devant les riches condos installés sur l'autre rive du canal de Lachine.

Il faut traverser un immense parking et compter les quais de déchargement pour trouver la porte numéro 23, sur laquelle est collée une feuille de papier blanc. Dessus, trois mots: «Voodoo Technologies. Liquidation.»

 

Difficile de croire qu'ici, pendant un peu plus de 10 ans, ont été pensés, testés et construits quelques-uns des meilleurs kayaks au monde, des bêtes d'eau vive qui ont changé à jamais le visage de leur sport.

Les kayaks Riot, produits par la société Voodoo Technologies de Montréal, ont fracassé des records, enlevé des coupes du monde, et devancé des concurrents aux poches considérablement plus garnies.

Jusqu'à tout récemment, l'équipe Riot comptait toujours dans ses rangs un athlète de légende comme le Sud-Africain Steve Fisher, reconnu par le magazine Paddler comme le meilleur kayakiste de la planète.

Depuis le 27 janvier, Voodoo, le seul fabricant de kayak de rivière au Québec, est en faillite.

À l'intérieur du vaste atelier aux murs troués, l'encanteur Roch Fournier adjuge les lots à la vitesse de l'éclair: compresseurs, perceuses, peinture, élastiques, colles, classeurs... Mais surtout, 300 kayaks à divers degrés de finition, 175 coques, plus de 1000 pagaies, et un nombre incalculables de jupettes, sièges, filets et accessoires.

«C'est l'une de nos plus grosses liquidations à vie», résume l'un des employés de Fournier Encanteurs, Christian Lépine, les yeux cernés après trois semaines de négoce.

Dans son avis de faillite déposé le 29 janvier auprès du syndic Demers Beaulne, de Montréal, Voodoo Technologies déclare un actif d'environ 1 million de dollars, contre des dettes de près de 2,3 millions, et plus de 70 créanciers.

Parmi ceux-ci, des fournisseurs et des employés, des organismes d'aide aux entreprises, et surtout la Banque de développement du Canada (BDC) et la Banque Nationale (BN).

Jusqu'en 2006, Voodoo était pourtant en pleine croissance.

Fondée en 1996 par le Québécois Jean-François Rivest et le Sud-Africain Corran Addison, la société écoulait dans ses meilleures années jusqu'à 9000 bateaux dans plus de 200 points de vente, disséminés dans 21 pays.

À son sommet, Voodoo comptait un chiffre d'affaires de 8 millions et 50 employés. L'entreprise a même été récompensée par La Presse, qui attribuait en novembre 2003 à Jean-François Rivest le titre de Personnalité de la semaine.

«Nous avions la chance de pouvoir tester nos prototypes sur l'une des plus belles rivières du monde», explique l'ex-designer en chef de Voodoo Technologies, Benoît Dargis, en référence à la proximité des Rapides de Lachine.

Pour Voodoo, avoir dans sa cour un tel monstre au débit moyen de 10 000 mètres cube par seconde, c'était comme fabriquer de l'équipement d'escalade et pouvoir le tester à tout moment au sommet de l'Himalaya.

En 1997, lors de sa première participation aux championnats du monde, Riot introduisait un kayak au fond plat et aux arêtes vives qui permettait de réussir avec plus de certitude des figures compliquées, plus payantes aux yeux des juges.

Devant les protestations des autres équipes, les organisateurs ont décidé de modifier les règles de pointage pour que l'embarcation n'écrase pas la compétition. Le ton était donné.

«Six mois plus tard, tous les autres fabricants nous ont emboîté le pas», se rappelle Corran Addison, qui a quitté l'entreprise en 2004.

Talon d'Achille

La protection contre le plagiat fut d'ailleurs le talon d'Achille de Voodoo Technologies, la faille par laquelle un bataillon de problèmes et d'erreurs ont investi le bilan de la compagnie.

Dans un domaine aussi ancien que l'industrie nautique, il est difficile de protéger par un brevet l'ensemble d'une embarcation, et ces brevets ont nécessairement une portée plus étroite, explique Louis-Pierre Gravelle, agent de brevet au cabinet spécialisé Robic, de Montréal.

«Même s'ils nous copiaient ouvertement, nos concurrents américains étaient trop gros pour que nous puissions défendre nos droits, juge Corran Addison. Devant les tribunaux, ils nous auraient eus à l'usure.»

Voodoo était contrainte de retoucher sans cesse ses embarcations, ce qui grugeait les profits. «Il faut compter deux ans de recherche et 15 prototypes pour produire un bon kayak d'eau vive... qui est dépassé au bout de huit mois», explique Corran Addison.

«Après avoir payé les salaires et la R&D, l'entreprise ne faisait pas d'argent», estime quant à lui Pablo Robado, designer chez Voodoo jusqu'à sa fermeture en janvier.

Progressivement, l'entreprise s'est aussi éloignée de la niche spécialisée des kayaks de rivière, dans laquelle elle excellait, pour investir le marché, beaucoup plus gros, des kayaks de mer et des kayaks récréatifs.

Un pari potentiellement payant: ces embarcations destinées au grand public représentent 90% du marché du kayak. Mais la manoeuvre a aussi eu pour effet de ralentir la production, d'augmenter le taux de rejet en usine et de diluer la marque.

Le logo de Riot, autrefois reconnu comme le sceau des «purs et durs», apparaissait désormais sur des kayaks récréatifs, plus près du pédalo que du pur-sang.

La crise financière américaine est la dernière vague à avoir frappé l'embarcation, désormais fragile, de Voodoo Technologies. Empêtrés dans leurs hypothèques, les Américains n'avaient pas le coeur à s'acheter un nouveau kayak haut de gamme. Entre 2006 et 2008, la valeur des exportations canadiennes d'articles de plein air aux États-Unis a baissé de 15%, rapporte Statistique Canada.

«Leurs fournisseurs voulaient désormais être payés d'avance, tandis que leurs détaillants se sont mis à demander six mois pour les rembourser», résume le capitaine de l'équipe Riot, Steve Fisher, dans une entrevue accordée au magazine américain Canoe Kayak.

«Les prêteurs craignaient aussi que leurs détaillants aux États-Unis fassent eux-mêmes faillites», selon Pablo Robado.

Ayant échoué à une dernière tentative d'emprunt, l'entreprise a mis un terme à ses activités peu après Noël.