Des décennies après avoir été chassés des ondes, les grands cigarettiers sont de retour aux heures de grande écoute - mais contre leur gré.

Pour la première fois, les tribunaux ont ordonné à l'industrie du tabac de publiciser les méfaits des cigarettes. Mais des années de querelles juridiques font que les annonces ne seront pas aussi mordantes qu'elles auraient pu l'être. Les experts préviennent que la campagne, à la télévision et dans les journaux, ne rejoindra pas les consommateurs quand ils sont jeunes et qu'ils ont un choix à faire.

« Leur stratégie judiciaire est toujours l'obstruction, le délai, la confusion et de gagner du temps, accuse Ruth Malone, une experte de l'Université de la Californie à San Francisco qui étudie l'industrie du tabac depuis 20 ans. Conséquemment, avec le temps qu'il a fallu pour s'entendre, le lectorat des quotidiens s'est évaporé et qui écoute encore les réseaux de télévision ? »

Les nouvelles annonces, qui entreront en ondes dimanche, présentent le bilan du tabagisme de manière sobre : « Le tabagisme fait plus de victimes chaque année que les meurtres, le sida, le suicide, les drogues, les accidents de voiture et l'alcool réunis ».

Le tabagisme reste la principale cause de décès et de maladie évitable aux États-Unis et demeure responsable de 480 000 morts chaque année, même si le taux de tabagisme est en chute. L'an dernier, le taux de tabagisme chez les adultes a plongé à 15 %, le seuil le plus bas jamais mesuré, selon les données fédérales. En comparaison, 42 % des adultes fumaient au milieu des années 60.

Les experts attribuent cette amélioration aux interdictions, aux taxes sur les cigarettes et aux campagnes antitabagisme par des organisations comme la Société américaine du cancer.

Les nouvelles annonces découlent d'une poursuite intentée en 1999 par le département de la Justice du président Bill Clinton, afin de récupérer une partie des milliards de dollars dépensés par Washington pour soigner les victimes de la cigarette.

Une juge fédérale a ultimement donné raison au gouvernement en 2006 en statuant que les cigarettiers « ont menti, fait de fausses représentations et berné le public américain » pendant près de 50 ans, au sujet des effets du tabagisme. Dix ans plus tôt, les États américains avaient conclu une entente de 246 milliards de dollars US avec l'industrie.

Mais en vertu des lois sur le racketérisme utilisées dans le dossier fédéral, la juge a estimé qu'elle n'avait pas le pouvoir de contraindre les cigarettiers à payer. Elle les a donc plutôt obligés à publier des « correctifs » sous forme de publicités, sur leurs sites web, sur les paquets de cigarettes et sur les étalages des magasins.

La campagne sera défrayée par la société mère de Philip Morris USA, le groupe Altria, et par R.J. Reynolds Tobacco, une filiale de British American Tobacco.

« Nous demeurons déterminés à aligner nos pratiques d'affaires avec ce que la société attend d'une compagnie responsable. Cela inclut une communication transparente des effets de nos produits sur la santé », indiquait le mois dernier un communiqué d'Altria, qui produit notamment les cigarettes Marlboro.

Reynolds, qui vend les cigarettes Camel, n'a pas répondu à une demande de commentaires.

Le gouvernement américain souhaitait à l'origine voir les cigarettiers admettre qu'ils avaient menti concernant les risques du tabagisme, mais les compagnies ont répliqué - avec succès - que cela visait uniquement à « les humilier ». Un tribunal d'appel a statué que les annonces ne pourraient qu'être factuelles.

Même la phrase « Voici la vérité » a été contestée et bloquée : « Voici la vérité : le tabagisme crée une dépendance forte. Et il n'est pas facile d'arrêter », pouvait-on lire dans un message suggéré.

« C'est un exemple classique d'un accusé très riche qui était prêt à porter en appel toutes les questions possibles et imaginables, encore et encore et encore », a dit Matthew Myers, du groupe Campaign for Tobacco Free Kids, qui est intervenu pendant la poursuite fédérale.

Les médias américains étaient inondés de publicités sur le tabac il y a 50 ans et plus. Les cigarettes étaient le produit le plus annoncé à la télévision et leurs producteurs commanditaient des centaines d'émissions comme I Love Lucy et même The Flintstones. Les gens fumaient partout, au restaurant, dans les avions et dans le bureau du médecin.

Les cigarettiers dépensent toujours 8 milliards US chaque année en marketing, même s'ils sont assujettis à des règles très strictes depuis 1970.

Les militants antitabagisme croient que la nouvelle campagne télévisuelle ne coûtera qu'une fraction de ce montant aux compagnies, soit environ 30 millions US. Les annonces seront diffusées cinq fois par semaine pendant un an, tandis que les annonces imprimées seront vues dans 50 quotidiens nationaux cinq fois au fil des mois.

Robin Koval, de la Truth Initiative, a vu des ébauches des annonces télévisées et prévient qu'elles sont mornes. « Ce sont des lettres noires qui défilent sur un écran blanc avec la voix la plus ennuyeuse du monde qui fait la narration », dit-elle. Son organisme publie des annonces antitabagisme à l'intention des jeunes.

Neuf fumeurs sur dix allument leur première cigarette avant l'âge de 18 ans, ce qui explique pourquoi la majorité des initiatives de prévention ciblent les adolescents. Et pourtant, moins de 5 % des téléspectateurs des réseaux habituels ont aujourd'hui moins de 25 ans, selon les données Nielsen citées par Mme Koval.

Pendant que les avocats se chicanaient concernant les détails de la campagne, les consommateurs ont migré en masse vers les médias en ligne et les réseaux sociaux.