«La Chine a un plan pour sa monnaie, parallèlement à sa montée en puissance économique. Elle veut en internationaliser l'usage et la rendre concurrentielle face au dollar américain parmi les principales monnaies du monde.»

En quelques mots, Peter Kruyt, président du Conseil d'affaires Canada-Chine, le plus influent regroupement d'entreprises canadiennes implantées en Chine, résume un mouvement qui agite de plus en plus le marché des devises, véritable système sanguin de l'économie mondiale.

On le sait: la Chine est depuis quelques années la première économie commerçante du monde, selon les volumes des exportations et importations.

Et malgré un ralentissement de sa croissance économique depuis quelques trimestres, la Chine pourrait ravir bientôt aux États-Unis le titre de plus grosse économie du monde, mesurée cette fois par le PIB.

Il manque toutefois un outil important à la Chine pour consolider sa puissance économique à l'échelle mondiale: une monnaie qui, à l'instar de celles des autres puissances de premier plan (États-Unis, Japon, Europe, Royaume-Uni), puisse être utilisée de façon fiable et concurrentielle dans le système international des paiements.

Pour remédier à cette situation, la Chine met les bouchées doubles depuis deux ans pour faciliter et libéraliser l'usage du yuan (ou renminbi en langage populaire) dans les principaux marchés financiers et commerciaux du monde.

Le principal moyen d'intervention de la Banque de Chine: rehausser considérablement - à coups de dizaines de milliards - le niveau de liquidité disponible du yuan dans les grands marchés de compensation et de conversion entre les principales monnaies du monde.

Pour y parvenir, la Banque de Chine a multiplié les ententes bilatérales avec d'autres banques centrales d'importance, incluant des allocations de swap de devises (contrats d'échange à terme).

La Banque de Chine a aussi confié à l'une des plus grosses banques commerciales du pays, I'Industrial and Commercial Bank of China, le mandat d'établir et de gérer des services bancaires de compensation du yuan dans les principaux centres financiers du monde.

Depuis un peu plus d'un an, de tels centres ont été ouverts à Londres et Francfort pour mieux desservir les banques d'Europe. Et en Asie, un centre a été ouvert à Séoul, s'ajoutant à ceux déjà fonctionnels à Singapour et Hong Kong. Quant à la zone bancaire des Amériques, c'est à Toronto que la Banque de Chine vient d'autoriser l'implantation d'un service de compensation directe entre le yuan et le dollar canadien.

Annoncé en novembre dernier, lors d'une visite officielle en Chine du premier ministre canadien Stephen Harper, le démarrage de ce service bancaire de compensation du yuan est prévu pour l'automne prochain.

Mais déjà, il est très attendu parmi les entreprises canadiennes qui font affaire en Chine - le commerce bilatéral dépasse les 70 milliards par an - et celles qui veulent s'y développer davantage.

La raison? Dans un commerce de cette ampleur, une réduction des coûts de conversion des devises, de l'ordre de 1%, prévoit-on, peut rapidement valoir des centaines de millions en avantages concurrentiels immédiats, de part et d'autre.

À plus long terme, aussi, le commerce bilatéral pourrait s'en trouver bonifié.

Pour les seuls exportateurs canadiens en Chine, cette bonification pourrait valoir plus de 30 milliards au cours des dix prochaines années, selon une étude de la Chambre de commerce du Canada.

L'exemple Olymel

Olymel, le géant québécois de la transformation et de l'exportation de viande de porc, est un exemple type.

«La Chine est devenue le plus gros importateur de viande de porc au monde, explique Richard Davies, vice-président principal aux ventes et marketing chez Olymel. Cet approvisionnement est aussi un enjeu stratégique pour le gouvernement chinois. Il l'a démontré il y a deux ans en commanditant l'achat [pour 4,7 milliards US] par une entreprise chinoise du plus gros producteur et transformateur de viande de porc aux États-Unis, le groupe Smithfield.»

«Dans ce contexte, chez Olymel, nous sommes très intéressés par la possibilité prochaine de transiger plus facilement entre le dollar canadien et le yuan, sans passer par le dollar américain. Ça devrait réduire nos coûts de change et, du coup, rehausser notre compétitivité en Chine face à des concurrents américains et européens.»

Pour le moment, les exportations d'Olymel vers la Chine et Hong Kong ne représentent que 3% environ de son chiffre d'affaires de 2,7 milliards de dollars. Et il s'agit surtout de dizaines de milliers de tonnes de pièces de porc considérées ici comme de second ordre, mais qui sont très utilisées dans la cuisine populaire en Chine.

«Nous voulons évidemment exporter davantage en Chine, mais aussi rehausser le niveau de ces exportations avec des coupes de viande à valeur ajoutée», explique Richard Davies.

Chine et Canada: des affinités commerciales

Le Canada et la Chine ont des affinités économiques de longue date, qui valent plus de 70 milliards par an en commerce bilatéral. Ces affinités ont été bonifiées ces dernières années par diverses ententes commerciales, financières et institutionnelles.

-décembre 2009: établissement du Comité mixte Canada-Chine sur l'économie et le commerce (composé de hauts fonctionnaires à responsabilités commerciales).

-2013: le commerce entre le Canada et la Chine dépasse les 70 milliards, dont 52 milliards en importations de la Chine (doublées en 10 ans) et 20 milliards en exportations vers la Chine (quadruplées en 10 ans). La Chine est au deuxième rang des pays partenaires commerciaux du Canada, devant la Grande-Bretagne, mais loin derrière les États-Unis.

-octobre 2014: entrée en vigueur de l'accord Canada-Chine sur la promotion et la protection des investissements étrangers, qui sont maintenant à plus de 21 milliards de part et d'autre.

-novembre 2014: après l'avoir fait dans les principaux centres financiers d'Europe et d'Asie, la Banque populaire de Chine annonce l'implantation au Canada du premier service de compensation et de conversion du yuan pour l'ensemble des Amériques. Cette décision comprend un premier accord de «swap» de devises avec la Banque du Canada, jusqu'à 30 milliards ou 200 milliards de yuans.

-décembre 2014: le yuan ravit au dollar canadien le cinquième rang mondial des devises les plus utilisées pour les paiements des transactions commerciales et financières.

-automne 2015: moment prévu du démarrage à Toronto du premier service bancaire de conversion directe du yuan dans les Amériques, qui sera géré par une filiale canadienne de la banque ICBC (Industrial and Commercial Bank of China).

Sources: ministère canadien des Affaires étrangères et du Commerce, institutions financières, Bloomberg

Yuan ou renminbi

Pourquoi utilise-t-on deux noms différents pour la monnaie de la Chine? L'usage des mots «yuan» et «renminbi» (rmb), qui signifient tous deux la «monnaie du peuple» en chinois, représente une différence linguistique qui découle de la reconstitution d'une monnaie éventuellement convertible sur les marchés internationaux, à partir des années 90.

À ce moment, la Banque de Chine avait instauré le «yuan» comme unité monétaire de compte officiel pour ses paiements internationaux, alors que le renminbi était déjà la devise d'usage courant en Chine même.

Les deux unités monétaires ont été amalgamées en 2005, alors que la Chine se joignait peu à peu aux principaux organismes internationaux de réglementation financière et commerciale.

Un nouveau marché pour la finance

Nous sommes tous habitués à l'étiquette «Made in China». Mais dans un avenir économique pas trop lointain, nous aurons sans doute à nous familiariser avec le «Paid in China».

En trois ans à peine, le yuan (ou renminbi) s'est élevé du 20e au 5e rang parmi les devises les plus utilisées au monde dans les paiements des transactions commerciales et financières.

L'ascension du yuan est telle que le Fonds monétaire international (FMI) pourrait décider en octobre prochain, lors d'une grande révision quinquennale, de l'ajouter à son groupe officiel des devises de réserve, avec le dollar américain, le yen japonais, l'euro et la livre britannique.

Dans ce contexte, la décision de Pékin d'implanter au Canada le premier centre bancaire de compensation du yuan pour la zone économique des Amériques est évidemment très appréciée dans le secteur bancaire et financier au Canada.

«Ça devrait rehausser considérablement le niveau de liquidité et de disponibilité du yuan dans le marché des devises au Canada, ce qui pourrait susciter de nouvelles occasions de transactions dans le secteur bancaire», explique Luc De La Durantaye, vice-président à la répartition d'actif et la gestion des devises chez Marchés mondiaux CIBC, à Montréal.

«Aussi, en facilitant la compensation monétaire directe entre le yuan et le dollar canadien, on se retrouvera au Canada avec un spread [écart] de taux de change de moins à gérer, c'est-à-dire celui du dollar américain par rapport au dollar canadien. Ça devrait réduire les coûts de change pour les banques et plusieurs entreprises faisant des affaires en Chine.»

À la Banque Nationale, par exemple, on s'aligne déjà en ce sens. D'autant que l'on considère avoir «une longueur d'avance» grâce à une entente particulière conclue avec la Banque de Chine, il y a trois ans. Cette entente a permis l'établissement de premiers services de base de paiement direct entre le yuan et le dollar canadien parmi la clientèle d'entreprises de la Nationale.

«Avec le prochain centre bancaire de compensation au Canada, on s'attend à une injection importante de capitaux en yuans qui seront disponibles dans notre système bancaire», explique Caroline Dion, directrice des services de devises, Particuliers et PME, à la Banque Nationale.

«Par la suite, cette plus grande disponibilité du yuan au Canada devrait faciliter la croissance et la diversification de nos services bancaires dans cette devise. D'abord pour notre clientèle d'entreprises qui commercent avec la Chine, mais aussi de plus en plus pour notre clientèle de particuliers.»

À la Bourse de Montréal, dont l'offre de produits dérivés comprend des contrats à terme sur devises, on entend avoir l'oeil sur l'usage accru du yuan dans les transactions financières et commerciales avec la Chine.

«L'implantation au Canada d'un service de compensation entre le yuan et le dollar canadien est un développement intéressant qui pourrait générer de nouvelles occasions d'affaires pour la Bourse de Montréal», a indiqué Shane Quinn, directeur des communications au groupe boursier TMX, qui chapeaute la Bourse de Montréal.

Un nouveau marché pour la finance

Le yuan chinois prend rapidement du galon dans le marché mondial des devises, une conséquence de la puissance désormais incontournable de la Chine dans l'économie mondiale. 

DANS LE MARCHÉ DES DEVISES

En trois ans à peine, le yuan chinois s'est élevé du 20e au 5e rang parmi les devises les plus

utilisées au monde dans les paiements des transactions commerciales et financières. 

DANS LE COMMERCE IMPORT/EXPORT

Le yuan est passé au deuxième rang des devises les plus utilisées au monde, si l'on tient compte seulement des transactions d'importation et d'exportation. Même si sa part demeure très inférieure à celle du dollar américain, elle dépasse désormais celles attribuées à l'euro et au yen japonais. Depuis 2013, la Chine est la première économie commerçante du monde, devant les États-Unis, pour une valeur équivalente à 4000 milliards US.

LE QUÉBEC PARMI LES PROVINCES AVANTAGÉES

L'ouverture prochaine au Canada d'un centre bancaire de conversion directe entre le yuan chinois et le dollar canadien pourrait bonifier le commerce entre les deux pays de l'ordre de 25 à 30 milliards en 10 ans, selon une étude de la Chambre de commerce du Canada. Les provinces exportatrices, dont le Québec, seraient les plus avantagées.

Croissance potentielle des exportations d'ici 10 ans

DES SECTEURS BIEN POSITIONNÉS

Selon la Chambre de commerce du Canada, les exportateurs de matières premières et

d'aliments de base seraient les principaux bénéficiaires de l'ouverture prochaine,

à Toronto, d'un centre bancaire de conversion entre le yuan chinois et le dollar canadien.

Croissance potentielle des exportations d'ici 10 ans

+ 8,2 milliards

Produits forestiers et papetiers

+ 4,4 milliards

Produits de grandes cultures céréalières

+ 4,1 milliards

Minerais et métaux industriels de base 

+ 2 milliards

Produits animaliers (viandes, poissons/fruits de mer, fourrures)

+ 1,2 milliard

Avions et pièces/composantes diverses