Depuis le 1er février, les prix sont gelés dans les chaînes de supermarchés argentins. Cette mesure extraordinaire, prise pour mâter une inflation galopante, a fait grimper l'écart entre les petites épiceries et les grandes chaînes, et vient d'être prolongée par le gouvernement.

La poursuite du gel a été convenue avec les grandes chaînes en échange de la libéralisation des importations d'aliments de luxe. Car l'Argentine contrôle de manière tout aussi serrée les importations, les exportations et le marché des changes: pour acheter des dollars, même au taux officiel (40% plus bas que le marché noir), il faut une autorisation - rarement accordée - du fisc.

«À chaque mauvaise nouvelle, j'ai de plus en plus de clients», explique Federico, un vendeur de «dollars bleus» au marché noir rencontré dans l'avenue piétonnière commerciale La Florida, à Buenos Aires. «Les gens ont peur de perdre toutes leurs économies comme en 2001. Je n'aurais jamais pensé que je vendrais des dollars pour gagner ma vie.»

«Les Argentins n'ont jamais eu beaucoup confiance en l'État, parce que les taux de change ont toujours été manipulés, sauf durant les années 90, qui ont fini sur une grave crise bancaire, explique Luigi Manzetti, politologue spécialiste de la région à la Southern Methodist University, au Texas. Alors ils ne sont pas particulièrement surpris par les machinations de la présidente Cristina Kirchner, qui leur complique beaucoup la vie.»

Calcul de l'inflation

Depuis quelques années, la présidente Kirchner a entrepris de modifier le calcul de l'inflation et de sévir contre ceux qui publient des estimations plus hautes que celles du gouvernement. Au début de l'année, par exemple, l'agence chargée du calcul a annoncé qu'il était possible de manger pour six pesos par jour (1,25$ CAN) à Buenos Aires. Le Fonds monétaire international a récemment menacé l'Argentine d'exclusion si elle ne ramenait pas ses statistiques financières dans le droit chemin.

L'inflation est sous-évaluée de moitié selon les calculs privés dévoilés par les députés de l'opposition sous le couvert de l'immunité parlementaire. Cela permet de limiter les coûts des paiements d'intérêts sur certains bons d'épargne et surtout sur les pensions publiques.

«L'Argentine a réduit les inégalités sociales principalement en introduisant une pension universelle tout en grugeant le pouvoir d'achat des retraités qui avaient contribué aux pensions publiques», explique Nora Lustig, économiste à l'Université Tulane qui a publié des études sur le sujet. «Kirchner offre des pensions à des gens qui n'avaient jamais officiellement travaillé, parmi lesquels il y avait beaucoup de pauvres, mais appauvrit des gens de la classe moyenne, ceux dont la seule richesse est la pension publique.»

Difficultés de remboursement

Après la crise de 2001, l'Argentine a forcé les détenteurs de près de 100 milliards US de dettes à accepter de recevoir seulement 25% des prêts consentis (quelques fonds d'investissement détenant 1,5 milliard US combattent toujours en Cour pour récupérer la totalité des prêts).

Depuis, le pays ne peut plus emprunter sur les marchés publics, mais a toujours de la difficulté à rembourser ses prêts. Selon Reuters, depuis deux ans, 13 milliards US ont été pigés dans les réserves de la Banque centrale pour rembourser des dettes. Les taxes sur les exportations, qui frisent 10 milliards US, ont été augmentées et les fonds de pension privés ont été nationalisés et leurs avoirs redirigés vers de nouveaux programmes sociaux, à partir de 2008.

«Il y a toujours une croissance et le budget a un surplus si on ne compte pas les intérêts sur la dette», estime quant à lui Mark Weisbrot, un économiste américain favorable aux modèles de gestion «non orthodoxes» comme ceux de l'Argentine et du Venezuela. «L'inflation et le dollar au marché noir sont un problème, mais il faut se souvenir que dans les années 70 et 80, beaucoup d'économies émergentes avaient une forte inflation.»

Au début des années 90, les chroniqueurs canadiens qui réclamaient la fin des déficits budgétaires du gouvernement fédéral citaient souvent l'exemple de l'appauvrissement de l'Argentine. Elle était en 1950 aussi riche que le Canada. Mais à cause de politiques corporatistes de gestion gouvernementale, l'économie, sous Peron et ses successeurs, est restée loin derrière le Canada.

Ce sont maintenant ses voisins qui la déclassent: en 2010, le Brésil a surpassé pour la première fois l'Argentine en exportations bovines. Avec son rejet de l'économie orthodoxe, le pays du tango risque gros.

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Le traumatisme de 2001


En 2001, l'Argentine a vécu une panique bancaire qui l'a forcée à renier ses engagements financiers envers ses débiteurs. Le taux de chômage a explosé et la valeur des comptes bancaires argentins a fondu quand le taux de change mettant à parité le dollar américain et le peso a été abandonné par le gouvernement.

Pour les partisans du gouvernement Kirchner, cela signifie que le «néolibéralisme» est toxique pour l'Argentine. «Malheureusement, la population attribue la crise de 2001 à toutes les politiques des années 90», explique Sebastian Edwards, économiste à l'Université de Californie à Los Angeles et auteur du livre Left Behind, Latin America and the False Promise of Populism.

«Il est vrai que la défense de la parité a été désastreuse, mais c'est principalement à cause de la rigidité du marché du travail argentin, qui est la pire en Amérique, et des déficits à répétition des années 90. Les privatisations et les timides tentatives de libéralisation des marchés ont fait exploser les investissements étrangers en Argentine et amélioré la productivité du pays.»

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L'économie de l'Argentine en chiffres

Cours officiel du dollar: 5,13 pesos

Cours du «dollar bleu» (marché noir): 8,3 pesos

Inflation officielle: 10%

Inflation réelle: 25%