Dans la cour de l'usine de Litchurch Lane, entourée de bâtiments de brique patrimoniaux, Kevin Owen fait le tour du propriétaire. Il montre fièrement une voiture bleu, rouge et gris argent du London Underground qui attend d'être livrée au métro de Londres.

Sa peinture rutilante contraste avec ce ciel monochrome d'hiver qui crache des flocons de neige par bourrasques. C'est un temps de fin du monde. Et pourtant, c'est tout le contraire qui s'est produit le 10 février. Kevin Owen et ses 1600 collègues ont appris ce matin-là que l'usine de train de Derby est sauvée. Pour l'instant.

Bombardier Transport a décidé de garder l'usine ouverte. L'entreprise avait envisagé de la fermer après avoir perdu le contrat du Thameslink, en juin 2011. Ce contrat de 1,4 milliard de livres (2,2 milliards CAN) pour fabriquer les 1200 voitures de la liaison ferroviaire qui traversera Londres du nord au sud est allé à son concurrent allemand Siemens.

«Je suis soulagé», dit le chef d'équipe Kevin Owen, en passant une main dans ses cheveux noirs. Mais pour ce soudeur de formation, il est encore trop tôt pour que Derby crie victoire.

Kevin Owen a suivi les traces de son grand-père et de son oncle. Il est entré au service de la Derby Carriage&Wagon comme apprenti à sa sortie d'école. À 41 ans, il a 25 années de service!

Ce travailleur a reçu comme une gifle la décision du gouvernement de préférer Siemens, qui n'assemble aucun wagon au Royaume-Uni. Les 246 900 habitants de Derby aussi. Tous savaient que le carnet de commandes de l'usine était presque dégarni. Bombardier n'a d'ailleurs pas tardé à licencier 1400 travailleurs, près de la moitié de l'effectif de l'usine.

En furie, Kevin Owen a lancé un blogue, «Made in Britain», pour relater leur bataille. Les manifestations et pétitions de Derby ont trouvé un large écho au Royaume-Uni.

L'usine de Litchurch Lane n'est pas la plus importante de cette ville des Midlands à 185 km au nord de Londres. Dans cette capitale des transports, le motoriste Rolls-Royce et le constructeur Toyota emploient plusieurs milliers de salariés.

Mais c'est l'usine qui a donné naissance à cette ville industrielle. Fondé en 1840, Derby accueille le plus vieil atelier de wagons et de locomotives du Royaume-Uni. C'est surtout la dernière usine de trains du pays. On y fait tout, de la conception à l'assemblage.

«Cette usine a une importance nationale, dit George Cowcher, président de la chambre de commerce du Derbyshire et du Nottinghamshire. Sans elle, le Royaume-Uni perdrait sa capacité de construire des trains.»

La fermeture de l'usine de Derby ferait aussi un tort irréparable aux sous-traitants du secteur ferroviaire, des PME qui emploient près de 6000 salariés dans cette région, selon la chambre de commerce.

Le gouvernement de coalition de David Cameron s'est défendu de sacrifier Derby au nom de l'austérité, en affirmant que la soumission de Siemens représente le meilleur rapport qualité/prix. Les conservateurs ont plutôt blâmé leurs prédécesseurs travaillistes, qui ont lancé l'appel d'offres en 2008 sans que les retombées économiques locales soient un critère d'évaluation.

«À Londres, la fonction publique pratique une approche puriste, dénonce George Cowcher. Si nous pouvons épargner 10 livres par wagon, nous le ferons, quelles que soient les conséquences socio-économiques de la décision.»

En dépit de la contestation populaire, le gouvernement Cameron a refusé de reprendre l'appel d'offres. Contrairement au gouvernement du Québec, qui a trouvé le moyen de donner le contrat pour remplacer les wagons du métro de Montréal à un consortium formé de Bombardier et d'Alstom. Du coup, il a assuré du travail à l'usine de Bombardier à La Pocatière.

Le gouvernement Cameron s'est toutefois engagé à changer les règles pour les prochains appels d'offres.

«Jusqu'à ce que la crise financière nous explose au visage, le gouvernement pensait que les micmacs des banquiers suffiraient à faire tourner l'économie. Qu'il pouvait laisser partir le manufacturier. Il a enfin compris qu'une dépendance trop forte envers les services financiers, ce n'est pas futé», dit George Cowcher.

Avec 10% de la valeur ajoutée brute du pays, le secteur manufacturier est aussi important que le secteur financier pour l'économie du Royaume-Uni, selon l'association manufacturière EEF.

Le gouvernement n'a jamais expliqué pourquoi il avait préféré Siemens. Mais Bombardier estime que le financement du projet, l'un des critères d'évaluation, a favorisé ce fabricant allemand avec une note de crédit supérieure à celle de Bombardier.

Bombardier Transport convoite actuellement six contrats pour du matériel roulant, précise Paul Roberts, président et représentant en chef de Bombardier Transport au Royaume-Uni. L'usine pourra tenir le coup en attendant que ces contrats soient attribués. En décembre, Bombardier a décroché un contrat de 189 millions de livres (298 millions CAN) auprès de Southern Rail pour 130 voitures.

«On ne s'attend pas à ce que le gouvernement nous favorise, dit Paul Roberts. Mais on espère qu'il évaluera les soumissions sur le plan technique, indépendamment du financement.»

Tous les projets convoités ne sont pas égaux, toutefois. Les yeux de Derby sont rivés sur Crossrail, un contrat de 1 milliard de livres pour la construction de 600 voitures pour une nouvelle liaison souterraine qui traversera Londres d'ouest en est à compter de 2018.

«À notre connaissance, le Royaume-Uni est le seul endroit où l'on ne tient pas compte des retombées socio-économiques dans l'attribution des contrats. On considère seulement le coût final pour les contribuables», dit Paul Roberts.

Il est acquis que Londres évaluera les propositions autrement. À défaut d'une clause «Buy UK», les soumissionnaires devront expliquer en quoi leur projet profitera au pays. Mais la société japonaise Hitachi, qui prévoit construire une usine dans le nord-est de l'Angleterre, pourrait aussi marquer des points.

C'est le contrat Crossrail qui déterminera si Bombardier restera au Royaume-Uni.

«Si nous ne décrochons pas un contrat d'importance qui nous permettra de conserver nos ingénieurs et notre production, nous ne pourrons pas nous contenter de petits contrats pour rester concurrentiels au Royaume-Uni», a dit André Navarri, président de Bombardier Transport, dans une entrevue récente au Financial Times.

Même le prince Charles a usé de son influence symbolique en visitant l'usine de Derby en février!

«Le gouvernement ne pourra plus nous ignorer aussi facilement», dit Kevin Owen. «Mais on verra», s'empresse-t-il d'ajouter, tel un chat échaudé qui craint l'eau froide.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca