Cinq employés, cinq ordinateurs, et une poignée de téléphones cellulaires pour faire des tests. C'est tout ce dont M-Farm a eu besoin pour démarrer ses activités en 2010 dans un petit local anonyme de Nairobi, à quelques kilomètres du centre-ville de la capitale kényane.

Le logiciel mis au point par la PME est venu répondre à un besoin criant pour des milliers d'agriculteurs du Kenya. Il leur permet de connaître le meilleur prix du jour pour leurs denrées... en envoyant simple un texto! Une révolution pour ces fermiers peu instruits, qui n'avaient jusqu'alors aucune idée des cours mondiaux du blé ou du maïs.

«On a remarqué que les agriculteurs se faisaient souvent avoir par des escrocs en raison du manque d'information», explique Jamila Abass Amin, présidente et cofondatrice de l'entreprise, âgée d'à peine 27 ans.

Le cas de M-Farm est loin d'être isolé. Depuis deux ans, le Kenya connaît un véritable boom de l'entrepreneuriat dans le secteur de la haute technologie. Des milliers de jeunes sociétés se sont formées et ont commencé à inonder le marché de leurs différentes applications, qui touchent autant la santé et l'agriculture que les services financiers. «Une journée, on a une idée, et le lendemain, on lance notre propre entreprise!», dit en riant Jamila Abass Amin, qui a embauché 12 nouveaux employés depuis les débuts de sa PME.

Pourquoi cet engouement soudain pour la techno dans un pays surtout connu pour la splendeur de ses safaris et la luxuriance de ses plantations de café? L'explication se cache à 5 km dans les fonds de l'océan Indien. En juillet 2009, l'entreprise Seacom a installé un immense câble sous-marin de fibre optique entre le Kenya et le continent européen. Les Kényans, qui payaient jusque-là une fortune pour un service internet par satellite, ont goûté pour la première fois aux joies d'une connexion rapide. Deux autres câbles de fibre optique ont été branchés depuis, et un quatrième le sera bientôt.

«Une fois qu'ils ont branché ce câble sous-marin, la vitesse de l'internet a grimpé en flèche et les prix ont chuté de façon extraordinaire», dit Ben Lyons, cofondateur de Kopo Kopo, une jeune entreprise de services mobiles financiers.

Frénésie

Le iHub symbolise la frénésie techno qui s'est emparée du Kenya. Cet incubateur d'entreprises, logé dans un immeuble de Ngong Road, à quelques minutes des gratte-ciel du centre des affaires, agit comme lieu de rassemblement des concepteurs, programmeurs et autres entrepreneurs 2.0 de Nairobi.

Avec son bar à espresso, sa terrasse panoramique et ses canapés multicolores, l'endroit ressemble plus à un café branché qu'à un lieu de rencontre pour gens d'affaires. Mais si l'ambiance est décontractée, les jeunes viennent d'abord ici pour obtenir des conseils et chercher du financement. Brasser des affaires.

Le M: Lab East Africa, qui occupe un étage du iHub, se spécialise dans les applications pour téléphones sans fil. C'est dans ce laboratoire que M-Farm et Kopo Kopo, entre autres, peaufinent leurs inventions. Dans chaque local, de jeunes concepteurs planchent du matin jusqu'au soir dans l'espoir de devenir les nouvelles vedettes du Kenya 2.0.

«On a le privilège d'avoir une vaste quantité de finissants en technologie de l'information au Kenya - environ 2000 chaque année -, mais le marché de l'emploi est très petit, dit John Kieti, directeur du M: Lab, en montrant la distance entre son pouce et son index. Comme les gens ne trouvent pas de boulot, ils se tournent vers l'entrepreneuriat.»

Le Nai-Lab, un autre incubateur situé dans le même immeuble, parraine lui aussi des entreprises technos en démarrage. Plusieurs de ses jeunes concepteurs viennent du bidonville de Kibera - l'un des plus grands d'Afrique - et misent sur leurs cerveaux pour sortir de la pauvreté. Pour les plus ingénieux, les dividendes sont vites au rendez-vous.

Vive Visuals, petite boîte d'animation fondée en 2011, a ainsi décroché des contrats d'une valeur de 3 millions de shillings (environ 35 000$ CAN)... dans les trois mois suivant sa fondation! Un véritable magot au Kenya. «On se sent quasiment comme si c'est trop de succès, trop vite!», dit Sam Gichuru, cofondateur du Nai-Lab.

En banlieue de Nairobi, une entreprise de télécommunications connaît pour sa part une deuxième vie. Kencall, le premier centre d'appels du Kenya fondé il y a sept ans, a frôlé la faillite en 2008. La mise en service du nouveau réseau de fibre optique a toutefois fait baisser en flèche le coût des communications téléphoniques - et sauvé la société de la fermeture. «Cela nous coûte à peine 15% de ce que ça nous coûtait avant», explique Eric Nesbitt, directeur de l'exploitation et cofondateur de l'entreprise.

Kencall emploie aujourd'hui 200 personnes, scotchées à des ordinateurs, qui imitent à la perfection l'accent britannique ou américain pour répondre aux appels de clients outre-mer. Selon Eric Nesbitt, l'écoeurement des consommateurs envers les sous-traitants indiens permettra à son entreprise de décrocher des contrats de plus en plus nombreux.

«Silicon Savannah»

Si les PME sont en train de créer une véritable révolution, la volonté de faire du Kenya un géant techno vient des plus hauts sommets. Le gouvernement a adopté il y a trois ans une «vision 2030» afin de transformer de fond en comble l'économie du pays, en stimulant notamment l'industrie des hautes technologies.

«On veut faire la chaîne de valeur du début jusqu'à la fin», lance sans détour Mugo Kibati, directeur général de l'organisme gouvernemental Kenya Vision 2030, dans son bureau doté de trois téléphones fixes, deux sans-fil et un ordinateur.

Pour arriver à ses fins, l'État kényan pose ces jours-ci les premières briques du titanesque projet de Konza City. Cette «cité technologique» de 7 milliards US, située à environ une heure de Nairobi, vise à attirer des entreprises high-tech, auxquelles se grefferont des instituts de recherche, des commerces et des résidences.

À l'heure actuelle, seuls quelques nomades occupent la plaine désolée où sera plantée la future ville. Des travailleurs finissent de clôturer l'immense terrain de 5000 acres en vue du lancement de la première phase de Konza City, qui doit s'étaler sur 20 ans. Toute l'affaire suscite un certain scepticisme chez la population.

Que le projet se concrétise ou pas, la réputation high-tech du Kenya se bâtit déjà à vive allure. De plus en plus d'observateurs parlent du pays comme de la «Silicon Savannah» - en référence à la Silicon Valley californienne. Et Nairobi a déjà réussi à attirer les bureaux régionaux de plusieurs gros noms, comme Google, Samsung, Nokia et Microsoft, notamment.

La popularité immense du système de paiement électronique M-Pesa, conçu au Kenya par Safaricom, contribue en outre à l'aura technologique du pays (voir autre texte, ci-dessus).

Risques de sécurité

Malgré la forte croissance de son secteur technologique, tout ne va pas pour le mieux au Kenya. L'inflation est élevée (19%), tout comme le taux de chômage (40%). La capitale, qui présente des airs occidentaux avec ses nombreux gratte-ciel et ces centres commerciaux imposants, devient glauque une fois la nuit tombée. Les vols sont fréquents.

Les risques d'attentats terroristes ont aussi augmenté depuis l'entrée en guerre du Kenya contre les milices islamistes de Somalie, l'automne dernier. Deux grenades ont été lancées dans des lieux fréquentés de Nairobi en guise de représailles. Partout en ville, des gardes armés tentent de maintenir un minimum de sécurité en inspectant sacs et véhicules.

En fait, le pays est sur les dents depuis les élections de 2007, qui ont donné lieu à une manifestation inattendue de violence. Quelque 30 personnes de l'ethnie Kikuyu ont été tuées dans une église après le scrutin - un acte scandaleux qui a ébranlé autant les Kényans que l'opinion publique internationale.

Johnstone Tirop, le ministre de la Justice, de la Cohésion nationale et des Affaires constitutionnelles, veut à tout prix éviter la répétition de telles violences aux élections prévues plus tard cette année. Dans son bureau lambrissé de bois, situé à quelques dizaines de mètres de l'ancienne ambassade américaine détruite par une explosion meurtrière en 1998, il se montre confiant.

«Le plus grand défi de ce pays demeure la tenue des élections, reconnaît-il. On va donner au pays et au monde des élections très transparentes en 2012. Vous pouvez me citer là-dessus!»