Les critiques du Black Economic Empowerment (BEE) sont à la hauteur des ambitions de ce programme qui vise à renverser des décennies de discrimination raciale en Afrique du Sud. La minorité qui en a profité ne jure que par le BEE. Ceux qui n'ont pas vu la couleur du changement enragent. Entre ces deux pôles, une grande ambivalence. Comme quoi tout n'est pas blanc, tout n'est pas noir.

Lorsqu'il grandissait dans le quartier de Dube, dans le township de Soweto, au sud-ouest de Johannesburg, Vuyo Jack rêvait de devenir cinéaste. Mais un ami de sa famille l'a détourné de ce métier risqué. Ce banquier l'a plutôt convaincu d'étudier en... comptabilité.

C'est ce sage métier qui ramène ce Sud-Africain de 33 ans sur la voie du cinéma. Vuyo Jack filme actuellement un documentaire sur le Black Economic Empowerment (BEE), initiative qui vise à dédommager les victimes de l'apartheid en facilitant leur entrée autant à la direction qu'au capital des entreprises du pays.

Cette expérience économique et sociale à grande échelle, qui façonne l'Afrique du Sud, il la connaît intimement. Après avoir consulté l'agence de notation de crédit Moody's à Londres, Vuyo Jack et son associé, Chia-Chao Wu, un copain de fac à l'Université Witwatersrand, ont développé une méthodologie pour évaluer la conformité des entreprises sud-africaines aux objectifs du BEE.

C'est ainsi que ces deux comptables agréés ont fondé leur firme d'évaluation indépendante, Empowerdex, qui offre ses services de certification aux entreprises. Vuyo Jack a aussi conseillé le ministère de l'Industrie et du Commerce dans la mise en oeuvre de son programme de réparation.

«C'est beaucoup plus facile de donner un droit de vote et de changer la dynamique politique d'un pays que de revoir la façon dont les gens gagnent leur vie, dit-il. Les Blancs s'accrochent à ce qu'ils ont, alors que les Noirs essaient de créer leur propre richesse.»

Depuis sa fondation en 2001, Empowerdex a évalué plus de 3500 entreprises de toutes tailles, d'un bout à l'autre de l'Afrique du Sud. «Certaines pionnières se sont conformées rapidement, dit-il. Mais beaucoup d'entreprises traînent encore les pieds. Pour faire l'analogie avec les cinq étapes du deuil, elles oscillent entre le marchandage et la dépression! Elles sont encore loin de l'acceptation.»

Par exemple, les Blancs occupent toujours les trois quarts des postes de haute direction dans les entreprises privées, alors que les Noirs ont seulement accédé à 12% de ces postes, exactement l'inverse de leur poids sur le marché du travail. Des 295 entreprises inscrites à la Bourse de Johannesburg, seulement 4% ont un PDG noir et seulement 2% ont un chef de la direction financière noir, rapportait récemment The Economist.

Le club des «beelionnaires»

Pour l'instant, le BEE a surtout profité à un cercle restreint de personnalités noires branchées sur le Congrès national africain (ANC). Ces anciens ministres et apparatchiks du parti, qui mènent grand train, ont été surnommés «beelionnaires».

«Le BEE est un succès dans la mesure où ce programme a créé une élite noire avec des gens qui ne se seraient jamais enrichis autant et aussi rapidement. C'est symboliquement important et il n'y a rien de mal à cela», note Iraj Abedian, économiste en chef de la firme d'investissements privés Pan-African Capital Holdings.

«Le problème, c'est que cela crée beaucoup de jalousie. Or, tous les Blancs n'étaient pas millionnaires sous l'apartheid. Seulement ceux qui avaient du talent!»

Vuyo Jack s'inquiète de la lenteur de la transformation du pays. Les inégalités de revenu se sont accentuées entre 1993 et 2008, notamment dans les villes, selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'Afrique du Sud, qui se trouvait presque à égalité avec le Brésil à cet égard en 2000, selon la Banque Mondiale, s'est ainsi polarisée depuis la fin de l'apartheid.

En 2008, plus de la moitié des Sud-Africains (54%) vivaient sous le seuil national de la pauvreté, établi à 515 rands par mois, l'équivalent de 2,35$CAN par jour. Pendant ce temps, les 4% de Sud-Africains les plus riches - dont le quart sont des Noirs appelés «black diamonds» - vivent avec plus de 80 000$ par année.

Cette différence est patente à Johannesburg. D'un côté, le quartier de Sandton, avec ses hôtels de luxe, ses tours de bureaux rutilantes et ses jardins manucurés. On y voit même des préposés au stationnement habillés en majordomes!

Tout à côté se trouve Alexandra, l'un des plus vieux townships du pays. Des hostels, ces immenses dortoirs pour travailleurs venus de l'extérieur, surplombent un enchevêtrement d'abris de fortune faits de briques, de tôle et de toile. Les cases n'ont pas l'eau courante. Des travailleurs municipaux nettoient à grand jet d'eau, à l'aide d'un camion-citerne, les latrines collectives. Sur un terrain vague voisin, des chèvres et des vaches broutent en liberté.

Les rues d'Alexandra sont bondées d'hommes et de femmes désoeuvrés. Le chômage est endémique au pays. Il s'élève à 25,2%. Mais il atteint 35,9% si l'on tient compte des travailleurs découragés. C'est un travailleur sur trois!

La menace de l'extrémisme

Cette impasse et les frustrations qui en découlent constituent un terreau fertile pour les extrémistes à la Julius Malema, craint Vuyo Jack, qui explore cette question dans son documentaire. Le président de l'aile jeunesse de l'ANC, décrit comme le chien d'attaque du président Jacob Zuma, a habitué les Sud-Africains à des remarques incendiaires. Il n'empêche que Julius Malema a dépassé les bornes ce printemps, au point où le président Zuma a été forcé de le désavouer.

Frustré par l'immobilisme dans le secteur (politiquement sensible) des mines, Julius Malema a appelé à la nationalisation de cette industrie, ce qui a fait grand bruit à l'étranger (voir encadré).

Les fleurs qu'il a lancées au président Robert Mugabe pour sa réforme agraire, lors d'une visite au Zimbabwe, ont aussi fait sourciller. Mais c'est son obstination à vouloir chanter, en dépit de l'injonction d'un tribunal, «shoot the Boer» («tuer le fermier» en afrikans), un passage d'une chanson de protestation de l'époque de l'apartheid, qui a mis le feu aux poudres. Surtout que, peu après, deux ouvriers agricoles ont assassiné Eugène Terre'Blanche. Cet ancien policier reconverti en fermier était la tête d'affiche de la résistance afrikaner, qui a longtemps prêché la supériorité de la race blanche.

Si nombre de gens d'affaires considèrent Julius Malema, un jeune politicien populiste qui a néanmoins fait fortune, comme un bouffon, le fond de l'air reste mauvais en Afrique du Sud. Arnold Wentzel, professeur d'économie à l'Université de Johannesburg, confie qu'il a songé à quitter le pays, voire à émigrer au Canada ce printemps. «Pour la première fois depuis 1994, j'ai eu peur que les extrémistes prennent le contrôle du pays», dit-il.

Heureusement que la Coupe du monde est arrivée, dit le professeur Wentzel. Car s'il y a une chose qui unit les Sud-Africains de toutes les couleurs, c'est bien le foot.

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Note: L'Afrique du Sud a mis fin au régime d'apartheid en 1991, mais les inégalités économiques entre Blancs et Noirs n'ont pas disparu pour autant. Sur les photos, la répression d'un soulèvement de femmes noires à Durban en 1949 et le t-shirt d'un partisan de l'apartheid, photographié un an avant l'abolition de cette politique.

Pour joindre notre journaliste sophie.cousineau@lapresse.ca