C'est jour de marché à Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris, l'un des plus défavorisés de la capitale française.

Une foule bigarrée se presse entre les étals, prêtant l'oreille aux appels énergiques des commerçants qui promettent deux kilos de pommes ou d'oranges pour un euro ou un plein panier de navets pour une somme aussi dérisoire.

À l'arrière-plan, des manutentionnaires à la petite semaine s'activent pour garantir que les denrées ne manquent pas. Sans jeter un oeil sur une vieille femme qui inspecte une pomme abandonnée et la met lentement dans son sac avant d'empoigner un peu plus loin quelques poivrons.

 

Non loin d'un conteneur à déchets de la ville, une autre dame au visage ravagé par les années parcourt avec attention les cageots à l'abandon, indifférente au tohu-bohu. À ses pieds, un plein sac de tomates, fruit de sa «récolte» du jour.

«La viande, ce n'est pas bon. Les légumes, il faut bien les laver, bien les cuire. On peut faire des bonnes soupes», avance dans un français chancelant la femme d'origine maghrébine de 87 ans, qui vient chaque semaine au marché dans l'espoir de trouver des produits frais gratuits.

«J'ai une petite retraite», se borne-t-elle à dire pour expliquer son comportement, qui n'a, malheureusement, rien d'original par les temps qui courent.

Faute de moyens, nombre de Français sont contraints de ratisser les marchés pour grappiller les restes des marchands. Ils sont décrits comme les «glaneurs» en référence aux indigents qui inspectaient les champs au Moyen-Âge dans l'espoir de récupérer quelques épis de maïs ou des pommes de terre oubliés lors des récoltes.

Le Haut commissaire aux solidarités actives, Martin Hirsch, s'est dit «choqué» la semaine dernière par l'importance du phénomène en dévoilant les grandes lignes d'une étude menée dans trois grandes villes françaises, incluant Paris.

Elle révèle qu'aucun segment de la population n'est épargné, étudiants, chômeurs ou retraités se voyant réduits à ce stratagème en raison de difficultés économiques aujourd'hui exacerbées par la crise.

M. Hirsch a demandé aux associations d'aide alimentaire et aux entreprises de commerce et de distribution de réfléchir aux façons de «faciliter la mise à disposition des invendus» alimentaires pour accroître l'aide aux plus défavorisés.

Au marché de Barbès, les glaneurs se comptent par dizaines. Ils sont si nombreux, en fait, qu'il n'est pas rare de voir des rixes à la fin du marché, des femmes désespérées se disputant les prises du jour, parfois sous le regard de leurs enfants.

Derrière chaque glaneur se cache une histoire de misère, des mésaventures dont personne n'est à l'abri, philosophe Yassim, un habitué qui veille à la récupération de cageots en bois pour une firme privée.

«La semaine dernière, j'ai donné de la nourriture à une femme d'une quarantaine d'années qui était bien habillée. Elle m'a dit que son mari l'avait laissée avec trois enfants à charge et qu'elle n'avait pas de quoi les faire vivre parce qu'elle ne travaille que cinq heures par semaine. Elle m'a dit qu'elle avait honte d'être réduite à faire ça et s'est mise à pleurer», confie Yassim, qui défie parfois les commerçants pour «sauver» quelques fruits et légumes des poubelles.

Les vendeurs ne voient pas d'un bon oeil de donner leurs produits puisqu'ils craignent d'en faire baisser la valeur, souligne l'employé, tandis qu'une femme asiatique accompagnée d'un bébé empoigne des feuilles de salade rejetées.

La plupart des glaneurs vivent mal d'avoir à fouiller dans les restes de marché pour gagner leur pitance ou celle de leur famille, souligne l'étude présentée par M. Hirsch. Les chercheurs ont d'ailleurs essuyé plusieurs refus en tentant de les approcher, certains niant toute activité de ce type, d'autres allant jusqu'à contester la légitimité de leur travail.

Hier, un ressortissant indien qui venait discrètement d'empoigner quelques pommes dans un cageot abandonné a déclaré à La Presse, sans sourciller, qu'il ne venait pas là pour trouver des légumes ou des fruits gratuits.

«Ici, c'est plus économique que dans les magasins. On peut avoir des bons produits pour un ou deux euros. Mais je ne prends jamais rien gratuitement. Jamais», a-t-il souligné avant de reprendre sa lente exploration des lieux.

Les auteurs de l'étude sur le glanage craignent que la médiatisation croissante du phénomène génère un afflux de nouveaux pratiquants et compromette le gagne-pain fragile de ceux qui sont déjà présents sur les marchés, à Paris ou ailleurs.

À Barbès, disent quelques habitués, le nombre de glaneurs a d'ores et déjà augmenté de manière perceptible en raison de la crise.

«Bien sûr qu'il y en a plus. Les gens sont à la mort», lance un commerçant bourru avant de se replonger dans ses légumes.