Un penthouse à 30 millions. Une tour résidentielle géante de 75 étages. Des quartiers en métamorphose accélérée, où les grues alternent avec les bureaux des ventes des promoteurs immobiliers. Le marché du condo est en feu à Toronto, avec 34 000 appartements en construction. Tour d'horizon.

Hunter Milbourne est un vieux routier du condo à Toronto. À ses débuts, dans les années 70, les projets étaient rarissimes dans la Ville Reine. «Il y en avait quatre sur le marché et mon équipe s'occupait des ventes pour la moitié d'entre eux», se rappelle le courtier spécialisé dans la prévente d'appartements neufs.

Le portrait est radicalement différent aujourd'hui. La métropole ontarienne compte 143 grands immeubles résidentiels en construction, et autant sur la planche à dessin. Quelque 34 000 appartements en copropriété sont en train d'être bâtis - trois fois plus qu'à Montréal. En incluant tous les projets non démarrés, on frôle les 74 000 unités. Partout où l'oeil se pose, il y a soit une grue, soit un trou béant ou encore le bureau des ventes d'un promoteur immobilier. «Toronto est le marché le plus actif du continent, et de loin», dit Hunter Milbourne avec une fierté non dissimulée.

Le secteur qui longe la rue King West, à deux pas du centre des affaires, incarne à lui seul la frénésie du condo qui s'est emparée de Toronto depuis cinq ans. Les projets au nom accrocheur comme Fashion House, Seventy-5, Minto et M5V sont en train de donner un tout nouveau visage au quartier, devenu en peu de temps le plus branché de la ville. Les acheteurs se bousculent pour mettre la main sur des unités vendues entre 450$ et plus de 700$ le pied carré.

Le même engouement se répète 10 kilomètres plus au nord, à l'angle des rues Dufferin et Lawrence, dans la proche banlieue torontoise. Le promoteur Lanterra Developments a réussi à mettre la main sur un terrain de 10 acres où trônent un vieux MacDonald' s, un détaillant de parfum et une boutique de jean à rabais. Les commerces seront détruits pour faire place à un gigantesque complexe de 1500 appartements à thématique italienne, le Treviso.

«Plus de 85% de 413 unités de la première phase ont trouvé preneur en moins de trois mois, c'est le projet qui se vend le plus vite à Toronto», dit Mark Mandelbaum, président de Lanterra, pendant la visite du centre de présentation où les colonnades et les dorures tentent d'évoquer l'Italie traditionnelle.

Le Treviso, où un appartement de deux chambres avec bureau se vend environ 425 000$ - l'équivalent de 450$ le pied carré -, représente une véritable aubaine par rapport au projet du One Bloor, développé par Great Gulf Homes. Ce promoteur entend ériger une tour résidentielle ultraluxueuse de 65 étages à l'angle des rues Bloor et Yonge, à la lisière du centre-ville et du chic quartier de Yorkville.

Les acheteurs du One Bloor sont prêts à payer un très, très gros prix. Plus de 900$ le pied carré, presque autant que le coût moyen d'un condo à Manhattan (1058$US le pied carré, selon la firme Prudential Douglas Elliman). Sandra Frasson, vice-présidente du marketing, reconnaît que la somme demandée est une «anomalie» pour Toronto en raison de la localisation exceptionnelle du projet. Ce qui n'a pas empêché Great Gulf Homes d'écouler 80% des 693 appartements depuis le début de la prévente en avril dernier.

«Vulnérabilité» du marché

Mais qui, au juste, achète tous ces appartements qui pleuvent sur la Ville Reine? La réponse n'est pas tout à fait claire... et soulève certaines inquiétudes. La région métropolitaine de 5,5 millions d'habitants compte bien sûr son lot de jeunes professionnels qui veulent accéder à la propriété, ainsi qu'un nombre croissant de baby-boomers intéressés à s'installer en condo. La forte population immigrante soutient aussi la demande. Mais le boom actuel est en bonne partie entretenu par les investisseurs. De très nombreux investisseurs.

Personne, ni les banquiers, ni les promoteurs, ne sait exactement quelle proportion des appartements ils achètent. Ben Myers, vice-président de la firme d'analyse Urbanation, estime qu'entre 50% et 60% des unités sont acquises en prévente afin d'être louées ou revendues par la suite. D'autres parlent de 30% ou 40%. Une portion de ces investisseurs provient de l'étranger, mais personne ne peut confirmer dans quelle mesure. Le mystère plane.

«Toutes sortes de chiffres circulent, plusieurs ne sont pas très fiables, donc on ne sait pas combien il y en a, indique Benjamin Tal, économiste en chef adjoint chez Marchés mondiaux CIBC. Mais le fait qu'il y a beaucoup d'investisseurs suggère clairement qu'il y a une vulnérabilité dans ce marché, et c'est pourquoi je m'attends à ce que les prix stagnent ou baissent un peu d'ici deux ans.»

M. Tal entrevoit un recul de 5% à 10% de la valeur des condos neufs, qui s'établit aujourd'hui à 446 000$ en moyenne dans les nouveaux gratte-ciels selon Urbanation. D'autres analystes et blogueurs sont beaucoup plus pessimistes et prédisent un véritable effondrement des prix en raison de la surabondance de projets.

Malgré la «surcapacité à court terme», Benjamin Tal croit que les appartements en copropriété demeurent un bon investissement à long terme à Toronto.

Il faut dire que plusieurs facteurs militent en faveur de l'érection massive d'immeubles à condos dans cette ville à l'économie assez stable et diversifiée. En premier lieu la «ceinture verte» (Greenbelt), instaurée en 2005 par le gouvernement ontarien. Ce programme, destiné à protéger plus de 7300 km2 de milieux naturels, a imposé un brusque coup de frein à l'étalement urbain. Pour continuer à croître, la Ville Reine a dû regarder vers le ciel.

En quelques années à peine, la maison unifamiliale, qui régnait à Toronto, a été reléguée à l'arrière-plan. «En 2010, 55% de nos ventes étaient des appartements dans des tours à condos, tandis qu'en 2000, c'était à peine 25%», souligne Stephen Dupuis, président de la Building Industry and Land Development Association, qui réunit tous les grands constructeurs du Grand Toronto.

«On assiste à une manhattanisation de Toronto, dit pour sa part Sam Crignano, président de Cityzen, qui a 15 projets de condos en branle dans la région. Si quelqu'un veut vivre dans le quartier de St-Lawrence Market, où on se trouve en ce moment, il doit absolument vivre dans une tour. Il n'y a plus de maisons individuelles.»

L'afflux d'immigrants - entre 83 000 et 99 000 par an dans le Grand Toronto depuis 2006 - nécessite aussi la construction soutenue de nouvelles unités d'habitation, d'autant plus que les promoteurs ne bâtissent pas assez d'immeuble locatifs dans la région pour répondre à la demande (voir autre texte).

«Quatre-vingt mille personnes, c'est à peu près l'équivalent de la ville de Fredericton, illustre George Carras, président de la firme d'analyse immobilière RealNet. Chaque année, Fredericton déménage à Toronto!»

Enfin, l'ampleur des garanties demandées par les institutions financières écarte la possibilité d'un krach du marché semblable à celui de la fin des années 80, répètent comme un credo les principaux acteurs de l'industrie. Les banques exigent qu'entre 65% et 75% des unités soient vendues avant d'accorder des prêts pour la construction, et chaque acheteur doit débourser entre 15% et 25% comptant à la signature du contrat. Le système est bien capitalisé, disent-ils en somme.

La confiance règne, et Mel Pearl l'illustre peut-être plus que quiconque. L'homme, déjà partenaire dans la construction du Four Seasons de Toronto où le penthouse est offert à 30 millions de dollars, lance ces jours-ci un nouvel hôtel, à deux pas de la tour du CN. Le futur établissement -appelé Bisha- sera surmonté de 320 unités de condos, de bars et de terrasses. Selon l'homme d'affaires, le fait que le marché immobilier torontois ait résisté au 11 septembre, à l'épidémie de SRAS, à la crise économique et à tous les obstacles de la dernière décennie témoigne de sa robustesse.

«La personne qui dit que le marché du condo va se tarir aura toujours raison à un moment donné, ironise M. Pearl. Mais ça peut être dans 10 ans, et d'ici là, 170 nouveaux projets auront abouti sur le marché.»

L'avenir dira qui a raison.