Loyers impayés, logements saccagés, harcèlement: les locataires abusifs peuvent transformer la vie de leur proprio en véritable cauchemar. Et en pousser certains au bord de la faillite à force d'étirer les procédures devant la Régie du logement. Des propriétaires à bout de souffle se vident le coeur.

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Fadila Cheriti possède une seule propriété. Un charmant condo du Plateau Mont-Royal, acheté en 2008, qu'elle a mis en location le printemps dernier sur un site de petites annonces.

Malgré un loyer assez élevé -1800$ par mois -, la Montréalaise a reçu plusieurs appels de gens intéressés à louer l'appartement de trois chambres. Elle a arrêté son choix sur un couple avec un enfant en bas âge et une vieille mère malade, qui avait besoin d'un grand logement. «C'est mon coeur qui a parlé», dit-elle.

Les choses ont vite dérapé. Dès le premier mois, en juillet 2010, les locataires ont refusé de payer, prétextant la présence de «mouches». Après les avoir talonnés, Mme Cheriti a réussi à obtenir un versement de 700$. Puis, plus rien.

Au fil des mois impayés, l'angoisse financière de la propriétaire a enflé. Elle a obtenu à la fin août un jugement de la Régie du logement ordonnant l'éviction, auquel les locataires se sont opposés. Ils ont obtenu une nouvelle audience, qui a confirmé le premier jugement.

Les locataires ont finalement quitté les lieux - de force - après cinq mois de démarches administratives. Mme Cheriti a dû payer un huissier et des déménageurs pour vider l'appartement de 300 000$, rendu insalubre par les excréments d'animaux et le manque d'entretien. Elle était à quelques jours de déclarer faillite, incapable de rembourser son hypothèque sans revenus de location.

«J'allais tout arrêter, raconte-t-elle. J'allais appeler ma banque, perdre mon crédit. J'ai dû emprunter 12 000$ à mes proches pour payer les dépenses pendant tous ces mois, je dois les rembourser. Je suis ruinée.»

Le cas de Fadila Cheriti est loin d'être unique. La Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ) reçoit chaque jour une trentaine d'appels de proprios aux prises avec des mauvais payeurs. À la Régie du logement, 46 315 causes pour non-paiement de loyer ont été introduites ou relancées l'an dernier, 16% de plus qu'il y a 10 ans. Et ce ne serait que la pointe de l'iceberg, puisque seule une minorité porte plainte, selon la CORPIQ.

Gouffre financier

Les mauvais payeurs constituent une simple nuisance pour les grandes corporations immobilières qui détiennent des centaines d'immeubles à logements. Mais pour les petits proprios, qui possèdent souvent un seul «plex», ils peuvent littéralement les entraîner au bord du gouffre financier et psychologique.

La situation est d'autant plus critique pour les jeunes propriétaires que la valeur de ces immeubles a explosé au cours des dernières années au Québec. Le prix d'achat - qui se calcule en centaines de milliers de dollars - équivaut souvent à 15, 20, voire 30 fois les revenus annuels bruts de location, alors que ce ratio tournait auparavant autour de 10.

Anna Klisko, avocate spécialisée dans les causes touchant la Régie du logement, s'inquiète pour les nouveaux proprios aux prises avec des problèmes de non-paiement de loyer. «Mes clients sont souvent dans la cinquantaine ou la soixantaine, et ils me disent tous que si cela leur était arrivé dans les premiers temps où ils étaient propriétaires, ils auraient sûrement perdu leur maison ou fait faillite.»

Éric Trottier, proprio d'un duplex à Laval depuis 2008, vient justement de frôler la débâcle financière à cause de mauvais payeurs arrivés en juin dernier. Les démarches se sont étirées pendant des mois devant la Régie, au point où il a dû emprunter des milliers de dollars à ses proches pour éviter de perdre son immeuble pendant les procédures.

Les locataires sont finalement partis peu avant Noël, laissant derrière eux un appartement en piteux état... et un trou de 5000$ dans ses finances. «La locataire en question a déménagé 500 mètres plus loin...», relate-t-il.

Le propriétaire d'un immeuble de quatre logements d'Anjou, qui a demandé à garder l'anonymat, vit pour sa part un cauchemar depuis cinq ans. Il reçoit La Presse Affaires le regard fuyant, l'air abattu, pour raconter ses déboires des dernières années. Des déboires consignés dans un gros cahier à anneaux où s'accumulent des dizaines de photos de planchers décrépits, d'armoires arrachées et de murs moisis.

L'homme possède son «bloc» depuis 30 ans. Pendant les 25 premières années, il dit n'avoir eu aucun problème. Puis une série de mauvais payeurs se sont mis à lui faire la vie dure. «Un des locataires, lorsqu'il a appris son expulsion imminente en plein mois de février, a arraché le coupe-froid et fermé le chauffage pour faire exploser les tuyaux», dénonce-t-il en montrant des photos des dommages.

Il estime à 100 000$ les sommes englouties depuis cinq ans en réparations et en loyers perdus. «C'est le prix qu'on a payé pour le bloc dans les années 70! Je suis à ma pension et c'est mon fonds de pension qui est en train de partir en fumée.»

Cinq ans avant l'expulsion

La protectrice du citoyen du Québec, Raymonde Saint-Germain, s'inquiète des délais souvent interminables à la Régie. Dans un mémoire déposé en novembre dernier devant une commission de l'Assemblée nationale, elle cite l'exemple réel d'une propriétaire de duplex qui a vécu l'enfer pendant cinq ans.

En juillet 2005, la dame âgée de 75 ans, victime de harcèlement de la part de son locataire, dépose une demande pour résiliation de bail à la Régie. L'homme «connaît les rouages» et réussit à faire reporter l'audition en juin 2007, note la protectrice.

Entre-temps, les menaces envers la vieille dame se font de plus en plus fréquentes, au point où ses enfants doivent embaucher un agent de sécurité pour la protéger. Après plusieurs auditions, la propriétaire obtient finalement un jugement ordonnant l'expulsion en septembre 2009. Mais l'ordre ne peut être exécuté avant mai 2010 en raison de deux demandes de «rétractation» faites par le locataire. Cinq ans plus tard.

«Je trouve ça non seulement inacceptable, mais ce qui m'interpelle le plus, c'est le fait qu'année après année, ces délais-là persistent à la Régie», lance Raymonde Saint-Germain à La Presse Affaires.

La protectrice propose une révision en profondeur de la Loi sur la Régie du logement. Parmi les améliorations possibles, elle suggère que les causes pour non-paiement de loyer, en général très simples et faciles à prouver, soient entendues par des greffiers spéciaux plutôt que des régisseurs. Cela permettrait de dégager des sommes pour embaucher davantage de régisseurs - et désengorger le système.

«On a une belle occasion de réformer et de moderniser ce tribunal et de faire en sorte que les citoyens soient traités de façon beaucoup plus opportune, dit Mme Saint-Germain. Car le seul effet du temps, dans plusieurs dossiers, fait en sorte qu'il y a des préjudices à des propriétaires comme à des locataires qui sont causés et qui vont devenir irréparables.»

Jour de sortie

Pleurs, cris, excréments sur le sol... La Presse Affaires a passé une journée avec des huissiers et déménageurs spécialisés dans l'éviction de locataires. Un véritable voyage au bas de l'échelle. À lire demain.