Le rendez-vous avait été fixé il y a un an. Mais à la dernière minute, Jean Monty s'était désisté. Cet homme d'affaires qui fuit les micros depuis son départ de BCE, en avril 2002, ne souhaitait pas revenir à l'avant-scène alors que la bataille pour le contrôle de Cossette s'échauffait.

Ami de François Duffar et de Claude Lessard, deux des associés fondateurs de cette agence de publicité en guerre ouverte, il s'était rangé derrière François Duffar et sa société Cosmos.

«J'aurais investi si Cosmos avait eu gain de cause», dit Jean Monty, qui se dit attristé par la façon par laquelle ce divorce très public s'est terminé. «Cossette a abouti dans des mains américaines, et le pouvoir décisionnel de l'agence s'est déplacé vers Toronto», note-t-il.

Le hasard a voulu que je relance Jean Monty la semaine dernière. Moins de 24 heures avant que BCE n'annonce le rachat du télédiffuseur CTV. Cette transaction vient donner raison à cet homme d'affaires de 63 ans qui, c'est palpable, reste meurtri par les critiques de sa gestion de l'empire Bell.

Dans une rare lettre publiée dans La Presse, en avril 2009, Jean Monty a admis avoir erré en achetant Téléglobe juste avant le krach des technos, pour la faramineuse somme de 9,6 milliards de dollars. Mais il a toujours défendu sa stratégie de convergence multimédia. Envers et contre tous.

Que le câblodistributeur Shaw ait racheté le réseau Global et les chaînes spécialisées de Canwest Global Communications lui avait déjà procuré une certaine satisfaction, plus tôt cette année. Mais rien ne peut égaler la volte-face de Bell.

«Après tous les commentaires négatifs et le désaveu de BCE, c'est très réconfortant que l'entreprise revienne à ma stratégie», dit Jean Monty.

Il se désole néanmoins que BCE ait perdu toutes ces années. «On est en arrière du bateau», résume-t-il, en entrevue dans son nouveau bureau de la rue Sherbrooke, à un jet de pierre du Musée des beaux-arts.

Après avoir passé 28 années de sa vie chez Bell Canada, chez Nortel puis chez BCE, Jean Monty laisse involontairement tomber des adjectifs possessifs lorsqu'il est question de son ancien employeur. De Woodbridge, le holding de la riche famille Thomson et nouvel actionnaire de référence de BCE, avec une participation de 3,5%, il dira qu'il a «la vision à long terme pour transformer une grande boîte comme chez nous».

Mais, il ne faut pas s'y méprendre. Car ce «Monsieur B» est bel et bien passé à autre chose. Sa famille: son épouse, ses deux grands garçons et leurs quatre petits-enfants. Et ses investissements.

Jean Monty a fait construire avec des partenaires le Club de golf Memphrémagog. Aussi peut-il vous entretenir longuement sur les techniques de drainage de terrain. Malgré tout, cet homme d'affaires est loin d'avoir passé les huit dernières années sur un vert.

La gestion de ses placements, réunis dans le holding familial Libermont (contraction de Liberté pour les Monty), est un job en soi. Plutôt que de saupoudrer les investissements dans une kyrielle d'entreprises, Jean Monty a canalisé ses investissements, plus significatifs, dans quelques entreprises auxquelles il consacre beaucoup de temps. «Je me concentre sur les choses que je connais, soit les technologies», explique-t-il.

Ainsi, Jean Monty n'a jamais perdu la fibre des télécoms. Il a fait un coup de fric en réinvestissant dans Emergis, l'ancienne filiale de commerce électronique de BCE rachetée par Telus en 2007. Et depuis deux ans, il siège sur le conseil d'administration du géant franco-américain des télécommunications Alcatel-Lucent.

C'est de ce poste d'observateur privilégié qu'il a constaté le décès de Nortel. «Cela m'a fait un pincement au coeur», dit l'homme qui a restructuré l'équipementier au cours des années 90 puis relancé Nortel en Bourse, sa décision d'affaires la plus judicieuse.

Mais il s'agissait d'une mort annoncée. «Quand tu perds deux ans à revoir ta comptabilité au lieu de te concentrer sur ta technologie, tu viens de manquer un cycle complet d'innovation, dissèque-t-il. Nortel n'a jamais retrouvé son focus, n'a jamais rattrapé son retard.»

Surtout que l'industrie des télécoms, en mutation, reste «extrêmement fragile». L'arrivée d'un franc-tireur comme le groupe chinois Huawei, qui n'obéit pas à une logique de rendement ou de versement de dividende, a changé la donne. Parallèlement, les clients se raréfient alors que les opérateurs en télécommunications se regroupent (ATT, Verizon, entre autres) après avoir subi des scissions forcées au cours des années 80.

D'ailleurs, Jean Monty croit que Bell et Telus finiront par fusionner. «Quand les compagnies de câble gagneront des parts de marché, cela va passer. Bell et Telus ont besoin d'une masse critique pour réaliser leurs investissements, et il y a trop d'économies en jeu.»

Cette consolidation lui paraît plus menaçante maintenant que le gouvernement conservateur étudie l'assouplissement des règles de propriété étrangère des entreprises de télécommunications. À l'heure actuelle, un actionnaire étranger ne peut détenir (directement et indirectement) plus de 46,7% d'un opérateur canadien.

Jean Monty a longtemps été un partisan de la levée de ces restrictions. Mais depuis qu'il a quitté BCE, il a de son propre aveu nuancé sa position. «Maintenant que la plupart des grandes boîtes de télécommunications sont aussi des producteurs de contenus, il faut y aller très délicatement.

«Comment peut-on structurer les grands détenteurs de culture pour qu'ils soient à l'épreuve d'une acquisition facile? C'est la question.»

Jean Monty s'inquiète de la vente des grandes entreprises canadiennes ces dernières années. Et il est alarmé par l'offre d'achat hostile de BHP Billiton sur PotashCorp, la potasse étant une ressource aussi rare que stratégique.

«Nous sommes un peu naïfs en n'ayant pas de pouvoirs législatifs qui rendent les acquisitions plus difficiles qu'elles ne le sont actuellement. Mais d'autre part, il ne faut pas empêcher les capitaux de faire leur jeu et protéger des boîtes inefficaces. Il faut trouver un juste équilibre.»

Au jeu des fusions et des acquisitions, Montréal a beaucoup perdu beaucoup de sièges sociaux ces dernières années, dont Alcan. Et pas uniquement aux mains d'intérêts étrangers, que l'on pense à la vente de la Bourse de Montréal.

Mais, même dans le secteur financier, le mouvement n'est pas irréversible aux yeux de Jean Monty. Il tient pour preuve l'acquisition, récente de la vénérable firme torontoise Sceptre par Fiera Capital, dont il détient 8,3% des actions. Ce gestionnaire de fonds dirigé par son vieil ami et partenaire Jean-Guy Desjardins compte maintenant 30 milliards en actif sous gestion.

Avec des entrepreneurs qui ont de l'ambition, fait valoir Jean Monty, il est possible de développer un centre financier alternatif, comme cela s'est fait à Boston ou à Greenwich, au Connecticut.

En même temps, Montréal ne peut rien tenir par acquis. Parce que des sièges sociaux peuvent devenir des façades lorsque ses dirigeants sont ailleurs. Ainsi en est-il de BCE, dont la haute direction est maintenant concentrée à Toronto.

La question est délicate pour Jean Monty, qui ne veut pas critiquer son successeur George Cope.

«C'est difficile de forcer quelqu'un à déménager ses pénates, quoique moi je l'ai fait pour Nortel à Toronto, note Jean Monty. L'idée, c'est de ne pas perdre le pouls du Québec. Aussi, si j'étais à la place de George, je chercherais une façon pour que BCE soit plus présente au Québec qu'elle ne l'est actuellement.»

À la direction de BCE, rappelle Jean Monty, il y a toujours eu une alternance entre des dirigeants du Québec et l'Ontario.

«J'espère qu'un jour, cela va revenir dans l'autre sens.»