Presque une décennie plus tard, Victor Lucas se rappelle toujours la première journée de tournage de Jade Raymond. L'animateur d'Electric Playground, émission de télé sur les jeux vidéo en vue au Canada anglais, avait demandé à sa nouvelle collaboratrice d'enregistrer un segment avec des fans de Star Wars costumés dans les rues de San Francisco. «Entre les prises, les passants lui demandaient des autographes dans la rue! Je n'avais jamais vu ça», raconte-t-il.

Quand elle se remémore l'anecdote, la nouvelle directrice du studio d'Ubisoft à Toronto esquisse un sourire. «Les gens m'ont pris pour Nathalie Portman (l'actrice vedette de Star Wars) à cause de ma coiffure cette journée-là...»

La Montréalaise de 35 ans n'a évidemment pas la même renommée que l'interprète de la reine Amidala. Sauf que la vie de Jade Raymond est aussi à des années-lumière de celle d'une productrice ordinaire de jeux vidéo. Rares sont les producteurs qui signent des autographes et se font prendre en photo dans les rassemblements de gamers, ou qui ont des sites web dédiés à leur carrière et une cote d'appréciation sur le site AskMen.com.

À Moscou, au cours d'une tournée de promotion d'Assassin's Creed II - le jeu vendu à plus de neuf millions d'exemplaires qui l'a propulsée à l'avant-scène -, son directeur créatif, Maxime Béland, a dû se servir de sa charpente de six pieds pour maîtriser les gamers russes. «C'était malade! Ça n'arrêtait pas. C'est sûr que c'était particulier en Russie, parce qu'ils ne voient pas souvent des développeurs de jeux, mais j'étais presque devenu le garde du corps de Jade», dit-il.

Jade Raymond minimise sa cote de popularité, qu'elle attribue avant tout au succès d'Assassin's Creed II. «C'est un jeu bad ass et les gens ne s'attendaient pas à voir une personne comme moi comme productrice, dit-elle. C'est la même chose avec la réalisatrice du film d'action The Hurt Locker (Kathryn Bigelow).»

L'architecte ratée

Jade Raymond, une des femmes les plus célèbres de sa profession, a été initiée à l'informatique à 6 ans. «Mes cousins chinois de New York avaient des vieux ordis Mac II. J'étais trop jeune pour comprendre ce que se passait, mais j'étais impressionnée», dit-elle.

Deux ans plus tard, ses cousins lui donnent leur vieux Mac en cadeau. Les consoles Nintendo berceront ensuite son enfance à Knowlton, dans les Cantons-de-l'Est. «Je jouais tout le temps avec mes soeurs à Mario Bros», dit-elle.

Sa vocation lui est révélée durant l'été de ses 16 ans en Californie par un oncle maniaque de jeux vidéo. À la fois attirée par le côté cartésien des mathématiques et la créativité de l'art, la future architecte change de vocation. «Je voulais marier la science et les arts et tout le monde me disait de devenir architecte, dit-elle. J'ai réalisé que faire des jeux, c'est exactement ça.»

Durant son bac en informatique à McGill, elle ne passe pas inaperçue. Peut-être à cause de ses contrats de mannequin pour des entreprises de jeans, l'un des trois emplois qu'elle jumellera à ses études. «Je n'ai pas trop aimé mon expérience de mannequin, je faisais ça pour l'argent, dit-elle. Je trouvais ce milieu vraiment bizarre. Les gens faisaient des commentaires sur moi comme si je n'étais pas là. Je me sentais comme un objet.»

Jade Raymond attire aussi l'attention dans ses cours. «Elle avait de grandes capacités informatiques, elle travaillait très fort et elle était très créative», dit son ancien professeur Gerald Ratzer, qui lui a enseigné un cours avancé de micro-informatique. Belle et brillante - une combinaison gagnante qui la suivra toute sa vie.

Malgré tout son potentiel académique, Jade Raymond n'obtiendra pas la meilleure note dans le cours de Gerald Ratzer. Son projet d'animation vidéo ne fait pas le poids devant la barre de menu d'ordinateur d'un de ses collègues de classe. Celui-ci la vendra à Microsoft, qui placera son invention au bas de l'écran de Windows...

Entre marketing et jeux vidéo

Aussitôt son bac obtenu en 1998, cette fille élevée dans la philosophie hippie par une mère chantant dans un groupe rock part travailler à New York chez Sony, où elle s'occupe de la version web des jeux Roue de fortune et Jeopardy. Après trois ans dans la Grosse Pomme, cette Montréalaise anglophone bosse quatre ans en Californie d'abord pour Electronic Arts et puis pour le startup There.

Ubisoft lui propose de revenir à la maison par la grande porte comme productrice en 2005. Son premier grand projet, Assassin's Creed II, la propulse vedette de l'industrie du jeu vidéo. Sous le couvert de l'anonymat, d'anciens collègues chez Ubisoft parlent d'un succès de marketing quelque peu démesuré.

La principale intéressée ne s'en cache pas: le marketing est l'une de ses plus grandes forces. «J'ai une assez bonne compréhension de ce qui va vendre et faire vibrer les gens, dit-elle. Parmi toutes les idées sur la table, je sais sur lesquelles miser.»

Ses détracteurs se plaignent aussi à mots couverts de son réflexe à tout gérer elle-même. «Je suis un peu surprise, mais si les gens ont cette opinion-là, ça doit venir de quelque part, dit Jade Raymond. En même temps, même un excellent producteur ne peut pas micromanager 200 personnes.»

Jade Raymond accepte la plupart de ses critiques avec détachement. Sauf quand on insinue que son joli minois est un outil de marketing au service du géant français du jeu vidéo. «C'est normal de faire du marketing: tous les producteurs parlent de leurs produits. C'est une petite partie de la job, mais ça fait partie de la job», dit Jade Raymond, excellente à son passage à Tout le monde en parle à l'automne 2007, alors qu'elle était assise entre l'animateur français Bernard Pivot et le chanteur québécois Plume Latraverse.

Quand ses habiletés en marketing font oublier ses autres qualités de productrice, ses alliés voguent vite à sa défense. «Elle connaît la programmation, elle a un côté artiste et elle sait communiquer, dit l'animateur Victor Lucas, qui a travaillé quatre ans avec elle sur Electric Playground. Quand tu as ces trois qualités, tu iras loin dans les jeux vidéo.»

«Elle est très ambitieuse et elle ne vise rien de moins que le top. C'est motivant de travailler pour elle», dit Alexandre Parizeau, producteur d'Ubisoft qui l'a suivie dans la Ville reine pour leur prochain défi professionnel.

Le défi torontois

Le studio torontois d'Ubisoft sera inauguré officiellement demain, mais la grande patronne a commencé son mandat en mars dernier. Auparavant, elle avait pris une pause d'un an pour fonder une famille avec son mari Dan Velan, l'un des héritiers de l'entreprise de valves industrielles du même nom inscrite à la Bourse de croissance TSX.

«Mon rôle de nouvelle maman prend toute la place à l'extérieur du travail», dit la mère d'une fille de 11 mois. Pour l'instant, pas de temps pour la peinture (elle faisait des expos à San Francisco) ou la course à pied (elle a couru le marathon d'Hawaï dans une autre vie).

Dans la Ville reine, Jade Raymond doit produire le prochain jeu Splinter Cell de la série inspirée des romans de Tom Clancy. Mais avant tout, elle doit bâtir un studio de 800 employés, qui sera l'un des cinq plus importants au pays quand il atteindra sa maturité en 2019. «Pour Assassin's Creed II, nous pouvions compter sur l'équipe du jeu précédent. Cette fois-ci, c'est comme si vous preniez des personnes par hasard dans le métro et que vous formiez une équipe», dit Jade Raymond.

S'il a beau être colossal, le défi de Jade Raymond est à la hauteur de sa réputation de productrice vedette. Une réputation pleinement méritée selon ses alliés, nettement exagérée selon ses détracteurs, mais jamais sollicitée par la principale intéressée. «Jade n'a jamais tenté de faire sa propre promotion, dit son ami Victor Lucas. Elle n'essaie pas d'être une vedette. Elle est une vedette.»