Paul McCartney et Fatih Ahiskali. Un Britannique qui n'a nul besoin de présentation et un Turc qui est une vedette montante dans son pays. Le premier a composé Yesterday, la chanson la plus reprise de tous les temps. L'autre manie l'oud, une sorte de luth qui a vu le jour au Moyen-Orient en 1800 avant Jésus-Christ. Les deux jouent d'un instrument conçu au Québec, signé Godin.

À partir d'un modeste siège social situé dans le parc industriel de Baie-D'Urfé, dans l'ouest de Montréal, Godin vend 200 000 guitares par année dans 65 pays. Des guitaristes amateurs de partout dans le monde achètent chaque année l'un des 400 modèles Godin. Et des vedettes tels Roger Waters (ex-Pink Floyd), John McLaughlin, Win Butler (Arcade Fire) et Leonard Cohen montent sur scène avec une guitare Godin.

Si Godin joue ainsi dans la cour des grands depuis presque 25 ans, c'est beaucoup grâce à son fondateur, Robert Godin. L'homme de 63 ans est aujourd'hui une figure importante de l'industrie. «Je l'ai souvent croisé en Californie au plus important salon au monde des fabricants de guitares, signale Jacques-André Dupont, vice-président du Festival international de jazz de Montréal. Les gens de l'industrie viennent rendre hommage en quelque sorte à Robert Godin. Il est une star de la lutherie, de la guitare électrique et acoustique.»

«Robert Godin, c'est un visionnaire. Je l'ai toujours admiré, avoue candidement France Boisvert, propriétaire depuis 36 ans de Musique Boisvert à Beloeil. Il a réussi à percer un marché pas facile, surtout quand tu joues dans les grandes ligues, celles de Fender, Gibson et Gretsch.»

Robert Godin, lui, dira qu'il a eu de la chance. «Fender, Gibson, ils n'ont rien sorti en 25 ans, alors j'ai eu le champ libre.» Jacques-André Dupont acquiesce. «Fender et Gibson, ce sont des entreprises qui surfent de façon magistrale sur des produits développés dans les années 50. Robert Godin, lui, a continué à parfaire le design de la guitare électrique, il a continué à travailler pour en faire un meilleur instrument.»

En excellente santé financière

Malgré la crise financière, malgré la hausse du dollar canadien, et malgré la concurrence chinoise de plus en plus importante, Godin poursuit sa croissance. «On a fini avec une hausse de nos ventes de 10% malgré la récession», déclare fièrement Robert Godin. «Dans les circonstances, ça va bien, signale Daniel Roy, vice-président aux finances. Surtout que la plupart de nos concurrents connaissent des difficultés.»

L'entreprise, qui ne veut pas dévoiler ses chiffres, est en excellente santé financière, selon son fondateur. «Nous n'avons pas de dettes et nous avons beaucoup de liquidités à notre disposition.» À ce jour, le chiffre d'affaires de Godin demeure un secret bien gardé. Il serait de 71 millions de dollars, selon la firme d'analyse américaine Hoovers. Le magazine spécialisé Music Trades évoque de son côté un chiffre de 44,5 millions.

Une chose est sûre, Godin vend des guitares partout dans le monde. «Sur certains marchés, Godin a un quasi-monopole, affirme Jacques-André Dupont. Les artistes sud-américains et espagnols qui jouent de la bossa, avec une guitare à cordes de nylon, 99% d'entre eux jouent avec des Multiac Godin.»

Cette guitare électro-acoustique lancée au début des années 90 a fait la fortune de Godin, estime Richard Bois, vendeur depuis 1983 au magasin de musique Steve's, une institution à Montréal. «C'est cette guitare qui m'a véritablement mis au monde», reconnaît Robert Godin.

Un voyage de chasse historique

Un peu comme Obélix et la potion magique, Robert Godin est «tombé» dans le monde de la guitare dès son plus jeune âge. À 7 ans, il joue ses premières notes. À 15 ans, il travaille dans l'atelier de réparation de guitares de l'une de ses tantes à Montréal. Et avant d'avoir 18 ans, à la mort de sa tante, c'est lui qui reprend l'atelier familial avec l'aide d'une autre tante qui signe tous les documents en son nom. Avant la fin des années 60, son atelier enregistre des ventes annuelles de 1,2 million de dollars.

Mais la véritable aventure commence lors d'un voyage de chasse à La Patrie, dans la région de Sherbrooke. Nous sommes en 1970. Le jeune Godin surprend une conversation au bar de son hôtel. Un certain Normand Boucher parle de ses difficultés avec sa nouvelle usine de guitares. L'homme dirigeait une entreprise de fabrication de fenêtres en bois. Mais les temps sont durs avec l'arrivée des fenêtres en aluminium et Normand Boucher travaille déjà à son rêve de produire ses propres guitares.

Les deux hommes décident de faire équipe. Robert Godin répète souvent que si ses amis sont tous revenus de La Patrie avec un chevreuil, lui est rentré à Montréal avec une usine de guitares. Pendant que Normand Boucher fabrique les guitares, Robert Godin parcourt la province avec son vieil Econoline pour convaincre les marchands de les acheter.

«J'arrivais chez le marchand en lui disant: «Je te vends ma guitare 100$ et tu pourras la revendre de ton côté 250$. Mais tu dois me payer tout de suite, j'ai une usine à faire fonctionner. Mais je fais de maudites bonnes guitares et tu doubles ton profit!»»

À la fin des années 70, Robert Godin reprend seul la direction de l'entreprise à la suite d'une dispute avec Normand Boucher. Il rachète la marque Norman et il devient sous-traitant pour la plupart des grandes marques de guitares. Mais un de ses clients fait faillite et Godin frôle lui-même la catastrophe. Fini pour lui la sous-traitance, il ne vendra dorénavant que des guitares qu'il fabrique.

«Ce n'était pas facile au début. Va dire à un banquier que tu as besoin d'argent pour fabriquer des guitares. Il va penser que tu fumes des joints!»

Un peu de génie... et des ingénieurs

Robert Godin comprend rapidement qu'il devra se financer lui-même. Il réinvestit dans son entreprise chaque sou gagné sur le terrain. En 1982, il lance Seagull, une gamme de guitares acoustiques. Et il investit dans la technologie. «Dès que j'ai eu un peu d'argent, au début des années 80, je me suis entouré d'ingénieurs.»

Toutes les étapes de la fabrication d'une guitare sont passées au peigne fin. L'entreprise embauche d'autres ingénieurs, des spécialistes de la mécanique, de la programmation, du contrôle numérique. Au fil des ans, Godin conçoit carrément sa propre machinerie pour fabriquer ses guitares.

En 2000, Godin dévoile la Glissentar, une guitare électro-acoustique à 11 cordes de nylon sans frettes, un instrument très prisé des amateurs de musique du monde. C'est cette guitare que Paul McCartney a achetée il y a un peu plus de six mois.

En 2008, Godin frappe un coup de circuit avec la 5th Avenue, une guitare à table voûtée qui rappelle la glorieuse époque des années 50. L'instrument remporte à la fois un succès critique et populaire. «C'est ma guitare préférée», avoue Robert Godin.Un projet de Formule 1

La dernière trouvaille? Le MultiOud, qui pourrait lui ouvrir les portes du marché arabe. Au cours d'un séminaire dans le sud de l'Italie, en 2008, l'homme d'affaires rencontre Fatih Ahiskali, jeune musicien turc. Les guitares Godin ont déjà une certaine notoriété dans les pays arabes grâce à la Glissentar, mais malgré ses nombreuses qualités, cette guitare n'égale pas l'oud. Ahiskali demande carrément à Robert Godin d'en fabriquer un.

«Le défi était énorme. C'est un instrument qui est fait de la même façon depuis plus de 1000 ans. Ça ne s'amplifie pas, tu peux difficilement en jouer sur scène et encore moins dans un groupe de musiciens.» Mais Godin ne peut résister au défi, qu'il compare à un projet de Formule 1 pour un constructeur automobile.

«Nous étions complètement dans le vide, personne dans notre équipe ne joue de l'oud. Nous avons consulté des joueurs d'oud, moi-même, j'en ai beaucoup écouté. Ça nous a pris trois ans. Et on a fait quelque chose de fantastique. Notre MultiOud surpasse les meilleurs oud.»

Fatih Ahiskali, lui, a pris l'avion d'Istanbul pour Montréal dès qu'il a su que le MultiOud était prêt. «Il pleurait quand on lui a mis notre instrument entre les mains», rappelle Robert Godin. À son retour en Turquie, il a même participé à quelques émissions de télévision pour présenter son nouvel instrument. Robert Godin, lui, est ravi. «On a vendu beaucoup de MultiOud, mais aussi plein de guitares Godin. Les gens nous connaissent beaucoup mieux maintenant là-bas.»

Choisir un arbre et en faire une guitare

Malgré ses succès, Godin doit affronter des concurrents de taille. Fender réalise des ventes de 625 millions US. Gibson, l'autre grande marque préférée des guitaristes, affiche un chiffre d'affaires de 335 millions US, selon Music Trades Magazine. Et il y a la Chine, qui continue d'inonder le marché avec ses guitares à moindre coût.

Mais Robert Godin garde le cap. Il contrôle sa production de A à Z. L'entreprise choisit soigneusement des arbres tombés sur les terres de la Couronne dans l'Ouest canadien. On fait ensuite sécher le bois dans une usine spécialement conçue à cet effet. Et chacune des usines Godin travaille sur des modèles précis avec des outils à la fine pointe de la technologie. «C'est facile de faire une bonne guitare à 2000$, le défi, c'est d'en faire une bonne à 500$, affirme Robert Godin.

«Sur le marché, il est perçu comme l'innovateur, souligne Jacques-André Dupont. En fait, Robert Godin a réussi à faire deux choses. D'abord, il propose de nouvelles façons de faire des instruments. Et alors que la très grande majorité des fabricants a délocalisé sa production en Asie et au Mexique, il a maintenu sa production ici, au Québec.»

L'autre recette du succès de Godin, c'est la passion. Tous sont unanimes à son sujet. Même LPA Magazine a dû se rendre à l'évidence lors de notre rencontre à Baie-D'Urfé. Cet homme est un véritable passionné. «À 63 ans, j'apprends encore à faire des guitares», avoue-t-il.

Comme il n'a plus de fonction officielle dans l'entreprise qu'il a fondée, il parcourt le monde pour animer des séminaires. Pendant ce temps, son fils Patrick assure la présidence, accompagné de son mentor, Daniel Roy, ancien professeur émérite à HEC Montréal.

Godin père, lui, est constamment sur le terrain où il rencontre des musiciens pour leur présenter ses guitares, mais aussi pour les écouter. Il revient à Baie-D'Urfé la tête pleine de nouvelles idées. On conçoit alors un prototype, les membres de l'équipe sont les premiers à l'essayer. Car c'est un critère d'embauche chez Godin, du moins dans l'équipe ventes et marketing: il faut savoir gratter la six-cordes.

Et tout le monde doit obligatoirement sortir du bureau au moins une fois par mois pour aller rencontrer les marchands et les clients. C'est aussi ça, la recette Godin. «Nous animons le marché comme personne d'autre. Nous avons mis sur pied une équipe vibrante pendant que nos concurrents envoient leurs catalogues aux détaillants.»

Bref, même si sa mère continue de croire qu'il devrait trouver un vrai travail, dans un bureau, comme son frère employé par le gouvernement, Robert Godin fabrique encore à 63 ans «de maudites bonnes guitares».

«C'est un véritable passionné, signale Jacques-André Dupont. Parfois, je l'appelle parce qu'un musicien cherche une guitare et il accepte de nous rencontrer. Nous sommes censés être là pour 15 minutes et 3 heures plus tard, nous sommes encore avec lui à jaser guitare. C'est ça, Robert Godin.»