Les jambes de l'homme couché dans la poussière dépassent entre les roues du semi-remorque. Son patron passe à côté de lui. «Graisse-le comme il faut, l'essieu!», lance Gary Happy Golson, en guidant La Presse dans le terrain vague qui fait office de garage pour son entreprise de camionnage.

À l'ombre d'un panneau-réclame géant, le long d'un des boulevards principaux qui mènent au coeur du boom pétrolier, les trois camions Happy's Bellies attendent leur prochaine mission.

La vie de Gary résume à merveille celle de dizaines de milliers d'autres Américains qui, comme lui, ont répondu à l'appel du pétrole de schiste, la précieuse ressource qui a transformé le Dakota-du-Nord d'arrière-pays endormi en moteur économique.

Arrivé en octobre 2010, le camionneur a fui le chômage de l'Oregon.

«Mais c'est dur, dit-il. Il n'y a aucun endroit où vivre, il n'y a pas de garage, ça prend trois semaines pour avoir du service. Il faut travailler ici en plein air.

«Je n'ai pas de maison, je vis en permanence dans mon véhicule routier. Quand on chauffe un camion, on n'a pas vraiment de vie. On travaille six ou sept jours par semaine et quand on ne roule pas, on graisse et on répare le camion.»

Aujourd'hui, seulement cinq ans après le début du boom, l'État produit 800 000 barils de pétrole par jour. C'est assez pour remplir chaque jour 16 trains comme celui qui a déraillé à Lac-Mégantic.

Des camps et des campings

En haut d'une colline battue par les vents, les 300 emplacements du camping Fox Run sont pleins. De leur bureau sans fenêtre, Beth et Bill Bartell s'emploient depuis un an à «garder le couvercle» sur la communauté de 1000 personnes.

«On a des familles qui habitent ici, dit Bill. Et ils ont construit une nouvelle école pas loin, l'autobus scolaire passe maintenant à 7h45 tous les jours.»

Pour 800$ par mois, les campeurs ont accès à l'eau et aux égouts. L'électricité est en sus. Un bâtiment communautaire contient une laverie, une bibliothèque et une salle de jeu.

Avant de s'installer à Williston, Bill Bartell a liquidé ses propriétés locatives à Deadwood, au Dakota-du-Sud, non loin d'une mine d'or qui a fermé ses portes en 2002. Beth, de son côté, a quitté son poste à la commission scolaire.

Un rythme frénétique

Entre le camping et le centre-ville, 10 km plus au sud, l'activité déborde de chaque côté du boulevard.

Les pompes à pétrole se balancent à l'ombre de réservoirs que des camions viennent vider régulièrement. En attendant que le pipeline collecteur soit achevé dans le secteur.

Les hôtels en construction succèdent aux cours remplies d'équipement pétrolier. Les camions de toutes sortes filent sur l'asphalte.

Au loin, les tours de forage émergent des buttes et des vallons parsemés de quelques rares arbres. Les équipes de roughnecks s'y relaient 24 heures sur 24.

Plusieurs travailleurs vivent dans des camps qui se multiplient eux aussi dans le paysage. Aux allures vaguement carcérales, avec leurs barbelés et leurs guérites, les men camps adoptent le même rythme frénétique.

Le camp Tioga, de l'entreprise Target Logistics, au nord-est de Williston, compte plus de 1200 lits. Sa cafétéria consomme 45 tonnes de nourriture par semaine. Il a sa propre usine de traitement des eaux usées. L'eau traitée est d'ailleurs recyclée dans les opérations de forage.

Ce n'est pas un hôtel. Les travailleurs qui vivent ici sont logés et nourris par leur employeur qui décide des règles de vie. L'alcool est interdit. Les armes aussi.

Les résidants bousculés

La fureur et le vacarme du boom peuvent faire oublier qu'il y avait des gens ici avant 2008.

Parmi eux, Carla Hurley. Elle dirige le motel Super 8 de Williston depuis 16 ans.

Le boom a été très bon pour les affaires. «Il y a une entreprise qui a pris presque toutes nos chambres pendant trois ans, dit-elle. On en gardait juste quelques-unes pour nos clients habituels.»

Mais il y a des choses qu'elle regrette: «C'était une ville tranquille, très sûre. On ne verrouillait pas les portes, on laissait les clés dans notre auto. Ça a changé complètement.»

Elle évoque avec tristesse sa mère, atteinte d'alzheimer, qui a été évincée de sa résidence pour personnes âgées, transformée en motel. «Maintenant, elle habite à deux heures de route, dit-elle. Un de nos cousins vit dans cette ville, mais pour nous, ça fait loin.»

Photo Laurence Mathieu-Léger, La Presse

Des pompes et des réservoirs à pétrole parsèment le paysage de la région du gisement Bakken, au Dakota-du-Nord.