À quelques semaines de l'élection présidentielle, La Presse Affaires a tâté le pouls économique de six États américains-clés. Jusqu'à samedi prochain, nous vous proposons des portraits de la Californie, du Nevada, de New York, de l'Ohio et du New Jersey. Notre premier volet: la renaissance inespérée du centre-ville de Detroit.

Fred Beal se fraie un chemin parmi les matériaux de construction empilés au 34e étage du David Broderick Building. Pendant des années, cet immeuble Art déco planté en plein centre-ville de Detroit a été le plus haut gratte-ciel abandonné au monde. Les comptables, médecins et autres locataires ont déguerpi un à un au fil des ans, forçant l'ancien propriétaire à condamner l'immeuble en 1993.

«Quand vous marchiez ici, il y avait encore tout le mobilier: des fauteuils de dentiste, de la paperasse, des lentilles d'optométriste», raconte le président de J.C. Beal Construction, un des principaux groupes immobiliers de Detroit, son casque jaune bien vissé sur la tête.

Les vestiges de cette décrépitude ont fait place à des comptoirs de quartz et de belles armoires en bois dur. Fred Beal et ses partenaires mettent la dernière touche à une rénovation de fond en comble de la tour, qui a été convertie en 125 appartements haut de gamme offrant une vue directe sur le stade des Tigers. La majorité des logements a trouvé preneur à quelques semaines de la grande ouverture - même les trois penthouses à 5100$ par mois.

La chose aurait été impensable il y a trois ans. Des gens reviennent vivre au centre-ville de Detroit. En masse. La demande actuelle pour des appartements locatifs dépasse de loin l'offre disponible. Les projets de reconversion bourgeonnent aux quatre coins du quartier central de la capitale américaine de l'automobile.

Tout juste en face du David Broderick Building, un autre immeuble symbolise cette renaissance surprenante. Le David Whitney Building, une tour somptueuse de 19 étages au hall d'entrée orné de marbre et de dorures, connaît, lui aussi, une seconde vie après une décennie d'inoccupation. Le Roxbury Group - qui a acheté le gratte-ciel pour à peine 3 millions de dollars - s'apprête à le convertir en 108 appartements et en un hôtel Aloft, de la chaîne W.

«Si vous voulez savoir ce qui a changé à Detroit, il faut regarder ici», dit David DiRita, président du Roxbury Group, en montrant la rue Woodward, la principale artère commerciale du centre-ville qui s'étire devant son immeuble.

«Il y a 10 ans, vous n'auriez jamais vu une femme promener son chien ici, c'était très lugubre, raconte-t-il. Toute la rue Woodward était vacante: les commerces étaient fermés et tous les lampadaires étaient éteints. On n'aurait pas pu me payer assez cher pour marcher là le soir!»

La clé: l'emploi

La rue Woodward a encore un air tristounet par endroits, mais de nombreux commerces de proximité doivent y ouvrir leurs portes d'ici un an, comme en témoignent les ouvriers à l'oeuvre un peu partout. La raison de ce renouveau accéléré se résume en un seul mot: emploi.

L'employeur le plus visible de Detroit, General Motors, s'est bien remis en selle après avoir frôlé la faillite en 2009. Le constructeur automobile a enregistré 10 trimestres de rentabilité depuis sa restructuration, et il a même affiché en 2011 les plus importants profits de son histoire. Le siège social de GM, une tour cylindrique qui domine le centre-ville, bourdonne aujourd'hui d'activité.

Mais il y a plus. Après un long déclin de plus de 50 ans, le centre-ville de Detroit réussit depuis quelque temps ce que plusieurs croyaient impossible. Il attire de nouvelles entreprises, et pas les moindres. Au cours de la dernière année seulement, quelque 9000 emplois ont été rapatriés de diverses banlieues vers le centre-ville de la métropole. Les sociétés, lasses de l'éparpillement de leur main-d'oeuvre, ont saisi les occasions en or de s'installer dans des bureaux de premier plan à prix d'aubaine.

«Il y avait un solde sur les gratte-ciel, et on a eu la chance d'en acheter plusieurs à très bon prix!», dit en riant Bruce Schwartz, responsable de l'immobilier pour Quicken Loans, le plus important groupe de prêt hypothécaire en ligne aux États-Unis.

Depuis deux ans, l'entreprise a acheté neuf tours du centre-ville qu'elle a rénovées à coup de millions. La société y a déjà rapatrié 4000 employés, qui étaient en banlieue de Detroit, et 1500 suivront au cours des prochains mois.

Quicken Loans contribue aussi à la diversification de l'économie locale, encore très dépendante de l'industrie automobile. Le groupe possède 44 filiales, dont Detroit Venture Partners, qui investit dans des PME technos en démarrage. Ses dizaines d'employés alignent les réunions de remue-méninges dans des bureaux qu'on pourrait confondre avec ceux de Google, à deux pas du David Broderick Building. Twitter a aussi ouvert un bureau dans l'immeuble.

Les bons coups de cet incubateur techno se multiplient, au point où le groupe est carrément en pénurie de main-d'oeuvre. Quicken Loans a mis en place un site web - Valleytodetroit.com - pour tenter d'intéresser d'ex-travailleurs de la Silicon Valley aux centaines de postes disponibles. «Yahoo! vient de licencier 2000 personnes, on est à leurs trousses pour les embaucher», claironne Bruce Schwartz pendant une tournée du centre-ville.

En parallèle, un quartier technologique - Tech Town - est en train de se mettre en place à l'ombre de l'ancien siège social de General Motors, en marge du centre-ville. La Wayne State University, qui pilote le projet, investira 93 millions US pour transformer un ancien concessionnaire Cadillac en un centre de recherche ultramoderne d'ici 2015. Un terrain de stationnement adjacent sera en même temps transformé en parc, ajoutant un peu de verdure à l'océan de béton environnant.

«On va amener 400 nouveaux employés dans le quartier, ça prendra des commerces autour pour répondre à leurs besoins», explique Ned Staebler, vice-président du développement économique à la Wayne State University, en montrant les terrains disponibles tout autour.

Scepticisme

Malgré les nombreux projets qui bourgeonnent, la renaissance du centre-ville de Detroit en laisse encore plusieurs sceptiques. Après tout, Motor City est dans une spirale descendante depuis les années 60, à la suite du développement d'un vaste réseau autoroutier et d'importantes tensions raciales qui ont entraîné un exode vers les banlieues.

La ville de Detroit est passée de 2 millions d'habitants à l'époque à environ 700 000 aujourd'hui. La région métropolitaine - 21 fois grande comme l'île de Montréal - en compte à peine 4,2 millions. Les milliers de bâtiments abandonnés et la végétation sauvage qui envahit plusieurs quartiers périphériques sont loin de laisser deviner le bouillonnement qui anime le centre-ville.

Or, pour la première fois en 50 ans, une véritable cohésion s'est installée en vue de redonner vie au centre-ville, ont souligné plusieurs décideurs locaux à La Presse Affaires. Quelque 5 milliards de dollars ont été investis en infrastructures par les secteurs public et privé depuis 10 ans. Et, après un inquiétant plongeon pendant la crise économique de 2008-2009, la revitalisation a repris de plus belle depuis deux ans.

«C'est la première fois dans l'histoire de la ville que la communauté d'investisseurs privés, les philanthropes et les organismes publics parlent d'une même voix», résume Robert Gregory, vice-président principal du Detroit Downtown Partnership.

Un cercle vertueux semble s'être mis en place avec la venue de plusieurs grands employeurs, comme Blue Cross, Compuware et Quicken Loans. Leurs milliers d'employés génèrent une demande nouvelle pour des habitations au centre-ville, et pour toutes sortes de commerces de proximité qui avaient disparu pendant les décennies de décroissance. Signe des temps, la chaîne d'alimentation huppée Whole Foods vient de commencer la construction d'une épicerie dans le quartier Midtown, en bordure du centre-ville.

«Les choses décollent vraiment, dit George Jackson, président du Detroit Economic Growth Corporation, attablé un midi dans un restaurant rempli à craquer de gens d'affaires. Je pense qu'on est vraiment destinés à connaître un nouveau boom. Plusieurs projets nous sont soumis et on est sur le point d'en voir plein d'autres arriver. Je suis plus qu'optimiste, et ceux qui me connaissent vous diront que c'est loin d'être mon style.»

M. Jackson, qui ne quitte jamais son air sérieux, affirme que son enthousiasme actuel est «basé sur les faits». Des faits comme la baisse marquée du taux de chômage dans l'agglomération de Detroit-Warren-Livonia, qui est passé de 16% en septembre 2009 à 10,2% en juillet dernier.