Impossible. C'est un non catégorique que le gouvernement de Jean Lesage a obtenu quand il a fait part au courtier de Montréal A.E. Ames, responsable des emprunts publics, de son intention de racheter la plus grosse société d'électricité du Québec.

La Shawinigan Water and Power Company et les autres distributeurs privés valaient 600 millions de dollars en 1962, et l'État avait besoin de 300 millions pour financer cet achat. C'était, et de loin, le plus important emprunt de l'histoire du gouvernement du Québec, selon l'ancien premier ministre Jacques Parizeau.

La transaction a été conclue il y a 50 ans, le 1er mai 1963. Et elle a changé beaucoup de choses au Québec, explique M. Parizeau qui, alors jeune économiste de 32 ans, en a été l'un des artisans.

Ce sont les démêlés du gouvernement avec son syndicat financier qui ont conduit à la création de la Caisse de dépôt, quelques années plus tard, souligne-t-il au cours d'un entretien avec La Presse Affaires.

Sans cet outil important, en 1962, le gouvernement était à la merci des marchés financiers canadiens dont les décisions étaient calquées sur celles des autres membres de l'establishment du Québec de l'époque. Et la Shawinigan Water and Power en était un des membres les plus influents.

L'entreprise en mène très large. Elle fournit de l'électricité à presque tout le Québec, à l'exception de Montréal, où la Montreal Light Heat and Power a été nationalisée en 1945 par une société d'État nouvellement créée, la Commission hydroélectrique du Québec, qui sera rapidement connue par son petit nom, Hydro-Québec.

Hors de Montréal, les distributeurs privés, la Shawinigan en tête, sont très critiqués. Leurs services sont mauvais et coûtent cher, sauf pour les grandes entreprises qui bénéficient de tarifs préférentiels. Ses dirigeants savent qu'ils sont dans la ligne de mire du gouvernement du Québec, et plus particulièrement dans celle d'un de ses ministres, René Lévesque.

Après avoir réélu en promettant de nationaliser l'électricité, le gouvernement Lesage ne perd par de temps. Une semaine après l'élection, il envoie trois émissaires à Wall Street pour savoir s'il est possible d'obtenir le financement nécessaire au rachat de la Shawinigan et des autres distributeurs privés.

Roland Giroux, qui travaillait alors pour la maison de courtage L.G. Beaubien, Michel Bélanger et Jacques Parizeau avaient bien affuté leurs arguments. «On a eu l'air un peu ridicules parce qu'en moins d'une demi-heure, on avait réglé ça», se rappelle Jacques Parizeau.

À Montréal, le courtier A.E. Ames change alors son fusil d'épaule. Pour ne pas perdre les juteuses commissions qui viennent avec ce financement hors du commun, la firme accepte de diriger le syndicat financier qui réaliser l'emprunt.

Une OPA hostile

L'offre publique d'achat est lancée entre Noël et le jour de l'An de la même année. Il s'agit d'une offre publique d'achat (OPA) hostile. Très hostile.

La direction de la Shawinigan a bien tenté d'échapper au gouvernement, se rappelle André Bolduc, un économiste qui a travaillé pour une de ses filiales, Quebec Power, en 1962.

«La compagnie a bâti la centrale de Tracy, alimentée au mazout, parce qu'elle ne pouvait plus obtenir de nouveaux droits hydrauliques, rappelle-t-il. Elle avait aussi investi dans Brinco, la firme britannique qui allait développer plus tard le projet de Churchill Falls, à Terre-Neuve.»

Après 60 ans d'existence en anglais seulement, la Shawinigan Water and Power Company a même francisé son nom dans un ultime effort pour éviter le pire. Ses dirigeants ont agité, en vain et en anglais seulement, l'épouvantail du socialisme. C'était trop tard.

La transaction historique a été conclue le 1er mai. Après une passation des pouvoirs tout aussi historique, les administrateurs de la Shawinigan ayant démissionné à tour de rôle pour être remplacés par des nouveaux membres du conseil, tous francophones, Hydro-Québec héritait d'un quasi-monopole de l'électricité. Seuls quelques groupes industriels, comme Alcan, et des réseaux de distribution municipaux, comme ceux de Sherbrooke et de Joliette, étaient exclus de l'opération.

Coût total de la transaction: 604 millions, dont la moitié en dettes assumée par le gouvernement et l'autre financée par l'emprunt contracté par le gouvernement pour une période de 25 ans.

En 1988, l'emprunt était remboursé. Depuis, le gouvernement a beaucoup reçu, mais «il n'a jamais remis un sou dans Hydro-Québec», note André Bolduc, qui est devenu le premier employé embauché par la nouvelle Hydro-Québec, le 1er juin 1963.

Les consommateurs d'électricité ont aussi gagné. En 1944, l'année de la nationalisation de la Montréal Light Heat and Power, les tarifs d'électricité ont baissé de 13%. En 1963, après l'achat de la Shawinigan, il y a eu une autre baisse, de 3%.

C'est seulement à la fin des années 60, avec le début du développement de nouvelles centrales dans le nord du Québec, que le prix de l'électricité s'est mis à augmenter, mais alors là, régulièrement et sérieusement. En 1978, par exemple, les tarifs ont bondi de 18,7%.

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UNE NATIONALISATION EN DEUX TEMPS

14 avril 1944

Le gouvernement d'Adélard Godbout crée la Commission hydroélectrique du Québec, dont le nom sera abrégé en Hydro-Québec.

15 avril 1944

Dès le lendemain, la Commission prend le contrôle de la Montreal Light, Heat and Power, qui détient le monopole de l'électricité à Montréal. Le gouvernement québécois versera 112,2 millions en compensation aux actionnaires.

4 au 6 septembre 1962

Le premier ministre Jean Lesage réunit ses ministres au lac à l'Épaule, dans le parc de la Jacques-Cartier, et se décide en faveur de la nationalisation de l'électricité.

19 septembre 1962

Jean Lesage annonce des élections sur le thème «Maîtres chez nous «. Il est réélu le 14 novembre 1962.

21 novembre 1962

Le trio formé de Roland Giroux, Jacques Parizeau et Michel Bélanger se rend à New York pour savoir si le Québec pourra emprunter la somme nécessaire à l'achat de la Shawinigan Water and Power.

28 décembre 1962

Entre Noël et le jour de l'An, le gouvernement lance son offre publique d'achat pour toutes les actions en circulation de la Shawinigan et de ses filiales.

19 avril 1963

On annonce que 90% des actionnaires de l'entreprise ont accepté l'offre du gouvernement.

1er mai 1963

La transaction est conclue le 1er mai 1963 et Hydro-Québec devient propriétaire de la Shawinigan et de 10 autres entreprises inscrites en Bourse.

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HYDRO-QUÉBEC

1963

Actif : 2 milliards

Revenus : 202 millions

Profits : 44 millions

Puissance installée : 6222 mégawatts

Abonnés : 1193

Employés : 9800

2013

Actif : 70,5 milliards

Revenus : 12,2 milliards

Profits : 2,7 milliards

Puissance installée : 35 829 mégawatts " 5428 mégawatts de Churchill Falls

Abonnés : 4,1 millions

Employés : 21 596

Source : Hydro-Québec