Si les échecs internationaux dans la coordination de la lutte contre les gaz à effet de serre (GES) ont un mérite, c'est celui de nous rappeler la capacité des humains à se cloisonner dans leurs institutions. Pourtant, la nature ne cesse de nous illustrer que ces institutions n'ont que très peu de sens environnemental: les frontières politiques et les manières de faire locales sont peut-être chargées d'histoire et d'émotion, mais notre biosphère n'en a que faire. C'est notre équilibre à long terme qui doit guider nos pratiques, qui se doivent d'être globalement cohérentes pour que le bien fait à un endroit ne soit pas annulé par les torts commis ailleurs.

Le secteur de l'électricité est responsable mondialement de 25% des émissions de GES et de 16% au Canada. S'il s'en tire mieux en apparence, c'est simplement parce que certaines provinces produisent beaucoup d'hydroélectricité (Québec, Manitoba, Colombie-Britannique), alors que les autres brûlent du charbon (Alberta, Saskatchewan) ou ont recours à une combinaison hydro-nucléaire-charbon-gaz naturel-pétrole.

Au Québec, nous pourrions être fiers: moins de 2% de nos émissions proviennent du secteur électrique! Sans doute faudrait-il que le monde entier fasse comme nous... Malheureusement, du côté de la production, ce n'est pas possible parce personne n'a un potentiel hydraulique comme le nôtre.

Heureusement, du côté de la consommation, ce n'est pas non plus possible, parce que les autres payent beaucoup plus cher leur électricité et ne peuvent par conséquent se permettre notre surconsommation.

Il semblerait naturel, dans un monde bien géré, de rendre accessibles les ressources à tous (et non pas simplement à ceux ayant une adresse à l'intérieur des frontières) et de les allouer selon le meilleur mécanisme que nous ayons trouvé, celui des prix (aussi imparfait soit-il). Cette idée n'est pas nouvelle: depuis 1994, les provinces canadiennes négocient l'accord sur le commerce interne (ACI) afin d'ouvrir 11 secteurs provinciaux aux autres provinces, justement pour tenter de mieux gérer nos ressources et nos activités.

De ces 11 secteurs, il n'y en a qu'un seul pour lequel il n'y a absolument rien de conclu: celui de l'énergie. L'accord actuel possède ainsi 18 chapitres et 246 pages. Le «Chapitre douze: Énergie», par contre, est vide. Il n'a qu'une seule page, pour son titre. Cela s'explique parce que les provinces n'arrivent pas à s'entendre sur l'ouverture des marchés de l'électricité.

Pourquoi, en effet, une entreprise ontarienne ne pourrait-elle pas acheter son électricité à Hydro-Québec, au tarif québécois? Pourquoi Terre-Neuve-et-Labrador doit-elle négocier avec Hydro-Québec et la Régie de l'énergie pour traverser le territoire québécois, quand les intérêts commerciaux et environnementaux dépassent le cadre québécois?

Les gouvernements peuvent-ils vraiment imposer des restrictions géographiques sur la provenance des composantes dans les appels d'offres, comme c'est le cas pour les parcs d'éoliennes gaspésiens: 30% au moins doivent provenir de Gaspésie, et 60% du Québec?

Ce sont ces enjeux d'accès au marché et de restrictions, hautement politiques, qui bloquent l'intégration des marchés de l'électricité canadiens. Avec l'achat possible d'Énergie NB par Hydro-Québec, on aurait une première canadienne: une province, le Québec, serait en charge de l'approvisionnement électrique de deux provinces (voire de trois, puisque l'Île-du-Prince-Édouard reçoit plus de 95% de son électricité du Nouveau-Brunswick).

Cette intégration a beaucoup de sens économique et environnemental: l'hydroélectricité québécoise est moins coûteuse et moins polluante à produire que l'électricité au mazout et au charbon qui est aujourd'hui produite au Nouveau-Brunswick.

Mais les gains ne s'arrêtent pas là: la Nouvelle-Écosse aussi pourrait bénéficier d'un plus grand accès à l'hydroélectricité québécoise (ou labradorienne), tout comme l'Ontario devrait chercher des côtés québécois et manitobains son approvisionnement plutôt que de planifier de nouvelles centrales nucléaires.

L'Alberta et la Colombie-Britannique devraient aussi s'entendre, au lieu que la première ne construise une nouvelle centrale au charbon. Non seulement cette intégration permettrait de faire plus de profits avec l'hydroélectricité (plutôt que de la vendre à un bas prix réglementé aux consommateurs provinciaux, à qui elle est réservée), mais les réductions de GES pourraient être significatives: j'estime que 9 millions de tonnes de GES seraient évitées simplement en ouvrant les marchés, soit 1,2% du total canadien.

Dans ce scénario, Hydro-Québec ferait 2 milliards de dollars de profits supplémentaires, des profits qui reviendraient aux Québécois. La même chose tient pour la Colombie-Britannique et le Manitoba.

Face à nos grands défis économiques et environnementaux, il est dommage de constater que des obstacles politiques freinent les meilleurs choix. Nous devrons cependant en venir tôt ou tard à penser globalement: que nous soyons poussés par les crises à résoudre, ou pour les éviter.

Pourquoi ne pas rêver d'une autre grande première dans le secteur électrique, et de l'imaginer totalement intégré au Canada et en Amérique du Nord, comme c'est déjà le cas dans les pays scandinaves? C'est uniquement de cette façon que notre richesse hydraulique sera pleinement mise en valeur, et que les meilleures solutions environnementales pourront être mises de l'avant.

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Pierre-Olivier Pineau (pierre-olivier.pineau@hec.ca) est professeur agrégé à HEC Montréal. Il a récemment publié le texte An Integrated Canadian Electricity Market? The Potential for Further Integration dans le livre de Burkard Eberlein et Bruce Doern, Governing the Energy Challenge: Canada and Germany in a Multilevel Regional and Global Context, University of Toronto Press (2009).