Demain, Dick Evans cédera la présidence de Rio Tinto Alcan à sa collègue Jacynthe Côté après une carrière de 41 ans dans l'industrie de l'aluminium. Une carrière qui l'a amené des États-Unis à Montréal en passant par la Suisse et le Ghana et au cours de laquelle il a dirigé trois intégrations majeures, dont celle qui a fait passer la québécoise Alcan dans les mains du géant australo-britannique Rio Tinto. En entrevue à La Presse Affaires, l'Américain qui a choisi Montréal comme ville d'adoption parle de ce qui l'attend... et y va de quelques déclarations surprenantes concernant la vente d'Alcan.

Le lundi 7 mai 2007, à 7h du matin. La sonnerie du téléphone retentit dans le bureau de Dick Evans. En décrochant le combiné, le président et chef de la direction d'Alcan sait exactement ce qui l'attend. Et comprend que commence l'une des périodes les plus stressantes de sa carrière.

 

Au bout du fil, il y a Alain Belda, le grand patron de l'aluminerie Alcoa. Il lui annonce qu'il va déposer une offre hostile pour acquérir Alcan.

«J'étais au bureau très tôt ce jour-là parce que je savais qu'il allait appeler, raconte M. Evans. La veille, des amis chez Alcoa nous avait prévenus.»

Les choses déboulent rapidement. «Dans les deux heures suivant ce coup de téléphone, j'ai reçu des appels de cinq ou six des plus grandes banques des États-Unis et du Canada - j'avais les présidents directement au bout du fil, dit M. Evans. Tous les gros noms ont appelé. Tous sauf ceux qui conseillaient Alcoa.»

Les banques offrent leurs services à Alcan pour organiser sa défense contre Alcoa. C'est aussi à cette tâche que s'attelle Dick Evans. Une tâche qui durera deux mois. «Les deux mois les plus intenses que j'ai vécus chez Alcan», dit aujourd'hui Dick Evans.

Alcan sait bien qu'il n'y a pas qu'Alcoa qui s'intéresse à elle. Et se met à examiner ses options. «On a tout regardé, dit Dick Evans. Tout. Fonds privés, compagnies minières, fonds souverains; on a parlé avec tout le monde qui voulait nous parler.»

Une «défense Pac-Man»

Alcan étudie même la possibilité d'une «défense Pac-Man»: emprunter de l'argent, puis se retourner vers Alcoa... pour l'avaler. «On en est venu à la conclusion que c'était faisable, mais négatif pour les actionnaires, dit M. Evans. Bon pour l'ego... mais mauvais pour les actionnaires.»

La suite est connue. C'est finalement Rio Tinto qui est venu au secours d'Alcan, déposant une offre de 101$US pour chaque action de l'entreprise québécoise - loin des 76$US offerts par Alcoa.

Un bon prix, disait-on à l'époque. Depuis, avec le prix de l'aluminium qui s'est effondré, la valeur boursière des entreprises minières qui a fondu et l'accès au capital qui s'est asséché, ce prix semble carrément irréel. Surtout que Rio Tinto a dû emprunter 38 milliards US pour acquérir l'entreprise québécoise, une dette qui lui pèse énormément aujourd'hui.

Dick Evans siège au conseil d'administration de Rio Tinto, un poste qu'il conservera jusqu'en avril. Il reste qu'il ne peut s'empêcher de commenter la situation du point de vue de celui qui était du côté de la proie, et non du prédateur, quand l'achat s'est réalisé.

La dette de Rio Tinto

«Ils doivent maintenant repayer ça, dit-il en parlant de la dette de Rio Tinto. Ils vont le faire, Rio Tinto ne va pas faire faillite. Mais ils doivent payer pour le risque qu'ils ont pris.»

M. Evans va même jusqu'à suggérer que Rio Tinto aurait pu mieux s'en tirer. «Ils auraient pu transformer la dette à court terme en dette à long terme, dit-il. Ils auraient pu transformer cette dette en dette sur 20 ans; on n'aurait pas eu la crise qu'on a aujourd'hui», dit-il.

«Ils auraient pu vendre des actifs de façon plus agressive, continue-t-il. Ils ont choisi d'attendre et d'essayer d'en tirer un meilleur prix.»

«Ils». Dick Evans ne parle pas de Rio Tinto au «nous». «C'est parce que ces décisions concernant la dette et la vente d'actifs ont été des décisions de Rio Tinto. Pas des décisions de Rio Tinto Alcan», répond-il lorsqu'on le lui fait remarquer.

Le ton est le même lorsque Dick Evans parle des circonstances de l'achat.

«Je savais qu'il y avait un cycle, dit M. Evans. Et je savais qu'on était près du sommet quand on a vendu Alcan.»

Cinq cycles

«Je n'aime pas acheter des actifs au sommet d'un cycle, dira plus tard Dick Evans en cours d'entrevue. J'ai vécu cinq cycles pendant ma carrière. Rio Tinto nous a achetés pendant un sommet.»

Est-ce à dire que Dick Evans savait que Rio Tinto commettait une erreur en achetant Alcan à ce moment, et à ce prix?

M. Evans garde le silence. Puis répond par une histoire. Il rappelle qu'au moment où la minière canadienne Inco, deuxième producteur mondial de nickel, s'est retrouvée convoitée par un essaim d'entreprises étrangères, plusieurs analystes et journalistes auraient voulu qu'Alcan intervienne pour créer un «champion canadien».

Dick Evans n'a pas bougé; Inco est tombée aux mains de la brésilienne CVRD. «Ce que je vous répondrais, c'est qu'Alcan, sous ma direction, a choisi de ne pas acheter une entreprise qui se transigeait à fort prix à la même époque», dit M. Evans.

À vous de tirer vos conclusions.