Robert Dutton affirme avoir vécu une année d'enfer avant d'être finalement congédié de son poste de PDG de Rona, en novembre dernier. La menace d'une prise de contrôle hostile du géant américain Lowe's l'a progressivement isolé de son conseil d'administration et il estime avoir été sacrifié pour calmer les actionnaires institutionnels mécontents qui s'apprêtaient à lancer une guerre de sollicitations pour renverser la direction en place.

Trois mois après son congédiement, Robert Dutton affirme ne pas cultiver d'amertume à l'endroit de ceux qui ont obtenu sa tête. Dans une longue entrevue qu'il nous a accordée la semaine dernière, l'ex-PDG de Rona nous raconte qu'il a vécu une rupture difficile.

«Je ne suis pas amer parce que ça impliquerait du ressentiment et un besoin de vengeance. Je suis simplement triste», laisse-t-il tomber.

Lui qui a grandi dans la quincaillerie Rona de son père et qui a oeuvré 35 ans à la direction du groupe, dont les 20 dernières à titre de PDG, estime que son congédiement n'a été rien de moins qu'une mise à mort.

«Je n'ai pas perdu une job, j'ai perdu ma vie», confesse-t-il, en précisant que depuis trois mois il a pris le temps de remonter la côte et qu'il songe maintenant à s'engager à fond dans le mentorat, auprès des jeunes entrepreneurs de la relève.

«Je ne cherche à accuser personne, je veux simplement exposer la vérité. Je n'ai pas démissionné comme on aurait voulu que je le déclare officiellement, j'ai été congédié parce qu'il fallait faire un spectacle pour les gros actionnaires», déplore-t-il.

«On s'est servi des résultats financiers du troisième trimestre, qui étaient ordinaires, comme prétexte pour réaliser du changement. Mais Rona était profitable, on n'était pas en péril.»

«On avait mis 35 millions de côté pour la fermeture de magasins grande surface, j'ai hâte de voir si ces 35 millions vont se retrouver dans la colonne des profits au cours des prochains trimestres», avance Robert Dutton.

Selon lui, la direction de Rona pourrait décider de vendre certains magasins grande surface à Lowe's plutôt que de les fermer comme il était prévu, rendant les provisions de 35 millions inutiles.

L'échec de la privatisation

Outre le choc d'avoir eu à quitter abruptement l'entreprise dans laquelle il avait tout investi, Robert Dutton est aussi fortement déçu de ne pas avoir obtenu le soutien nécessaire pour défendre son projet de privatiser Rona et de régler une fois pour toutes les risques d'une offre publique d'acquisition (OPA) hostile.

Dans l'année qui a précédé son congédiement, Robert Dutton s'est trouvé de plus en plus isolé face au comité spécial qui avait été formé par le conseil d'administration pour répondre à la menace américaine du groupe Lowe's.

«Lowe's nous avait déjà approchés en décembre 2011 avec une première offre écrite qui nous avisait qu'elle voulait nous acheter et proposait une fourchette de prix entre 9,50$ et 11,50$. C'était une offre bâclée, inacceptable, qui permettait au PDG de Lowe's de sauver la face pour la mauvaise performance de Lowe's au Canada», relate Robert Dutton.

La proposition gardée secrète est toutefois rejetée le 23 janvier, mais le bruit se met à courir, dans le monde feutré des administrateurs, que Rona pourrait être la cible d'un prédateur.

«Lorsque Lowe's est revenue le 8 juillet avec sa nouvelle proposition d'acquisition au prix de 14,50$ l'action, j'avais l'appui du gouvernement du Québec. Raymond Bachand a débloqué un fonds de 250 millions qui a permis à Investissement Québec d'acheter - sous le radar - un bloc de 5% de nos actions», explique l'ex-PDG de Rona.

Le but visé est le contrôle d'un bloc d'actions suffisant pour faire échec à une OPA hostile que pourrait lancer Lowe's après que Rona lui a signifié qu'elle refusait de considérer sa proposition. Cette décision a été rendue publique le 31 juillet.

Robert Dutton rencontre le président d'Investissement Québec, Jacques Daoust, qui était enthousiaste, il allait réunir des grands investisseurs, dont Jean-Guy Desjardins, de Fierra, et Monique Leroux, de Desjardins, pour racheter Rona.

«Même chose à la Banque Nationale. Louis Vachon était parti en grande. Il voulait créer un Maple Hardware, comme le groupe d'investisseurs canadiens Maple qui avait réalisé le rachat de la Bourse de Toronto», explique-t-il.

Changement de cap

La Caisse de dépôt, qui avait haussé au printemps de 10 à 12% sa participation dans Rona, en contrôlait maintenant 15% et son PDG, Michael Sabia, avise Robert Dutton le 31 juillet que la Caisse veut obtenir du rendement sur son investissement.

Louis Vachon, de la Banque Nationale, est devenu moins enthousiaste avec son projet Maple, cela pourrait ostraciser le Québec aux yeux des investisseurs étrangers et le PDG d'Investissement Québec lui aussi ne veut plus entendre parler de Rona. Le Québec est en campagne électorale, plus question de bouger.

«J'ai senti que je n'avais plus d'appuis. Lorsque les gros investisseurs Invesco et Trimark ont brandi la menace de lancer une guerre de sollicitations pour renverser la direction, la panique a gagné le comité spécial du conseil de Rona», évalue Robert Dutton.

Ce comité, présidé par Robert Paré, président du conseil de Rona, ne tient plus au courant de façon systématique Robert Dutton. Lorsqu'on l'invite à des réunions, celles-ci sont déjà commencées lorsqu'il s'y pointe.

«Je pense que la Caisse de dépôt leur a fait comprendre que ça prenait du changement», soupèse Robert Dutton.

Ce qu'il constate lui-même, le 5 novembre, la veille de son congédiement, lorsqu'il rencontre Michael Sabia à la Caisse pour l'aviser que les résultats du troisième trimestre ont été plombés par l'économie et lui expliquer son projet de privatisation de Rona.

«Michael Sabia ne voulait pas entendre parler de privatisation. Il m'a dit que ce n'était pas la solution au problème de Rona, que notre problème était notre incapacité à livrer de la performance.

«Il nous a comparés à Canadian Tire alors que 40% de nos ventes sont liées aux mises en chantier et à la vente de matériaux de construction, contrairement à Canadien Tire qui, de plus, vend des articles de sport et des pièces d'autos, ce que nous ne faisons pas.

«Michael Sabia m'a dit à trois reprises qu'il avait un plan pour Rona et que le dossier Rona était devenu un dossier personnel pour lui», relate Robert Dutton.

Guerre de sollicitations

Deux jours après cette discussion animée avec le PDG de la Caisse de dépôt, Robert Dutton apprend de la bouche de Robert Paré, président du conseil de Rona, qu'il quitte la direction pour empêcher le déclenchement d'une guerre de sollicitations que veulent initier les investisseurs torontois Invesco et Trimark.

La Caisse dépôt n'a pas voulu commenter la teneur des échanges qui ont eu cours lors de cette rencontre entre Michael Sabia et Robert Dutton.

«Ce n'est pas dans nos politiques de commenter des discussions privées. Mais jamais la Caisse de dépôt ni Michael Sabia n'ont demandé la démission de Robert Dutton», assure Michèle Boisvert, première vice-présidente affaires publiques de la Caisse de dépôt.

Pour sa part, l'ex-PDG de Rona a beau affirmer ne pas être amer, il a un pincement au coeur quand on lui demande quel sera, selon lui, la suite des évènements pour Rona.

«Je ne veux pas jouer à la belle-mère, mais je pense qu'ils vont vendre les magasins de l'Ouest canadien et ne conserver que les activités québécoises. C'est dommage, on s'est imposés comme le principal acteur de la rénovation au pays et on va sacrifier ça au lieu d'être patients et continuer de bâtir.»

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Rona en chiffres

- 800 magasins

- 74 centres de distribution

- 21 000 employés (30 000 avec les détaillants)

- Revenus annuels:  4,8 milliards

- Valeur boursière: 1,5 milliard

- Siège social: Boucherville