Une concurrence féroce, des clients qui cuisinent de plus en plus à la maison, une pénurie de main d'oeuvre. Les temps sont durs pour les restaurants, en particulier à Montréal. Pourtant, malgré les avancées techniques, la restauration québécoise reste quasi-artisanale. Elle verse des salaires de crève-la-faim à ses travailleurs. L'évasion fiscale est rampante. L'industrie est-elle l'artisane de son propre malheur?

Un tataki de thon orne une purée de carotte et d'avocat, elle-même déposée sur une brunoise au céleri-rave. L'entrée n'est pas dressée sur une assiette, mais dans un plat en plastique. Cet établissement n'a ni table, ni chaise, ni serveur. Et c'est très bien ainsi, dit le chef-propriétaire Ian Perreault. Plus jamais on ne le reprendra à la barre d'un restaurant.

«Les gens pensent qu'on fait ça pour la passion, parce qu'on aime recevoir les gens, relate M. Perreault derrière le comptoir. Mais en fin de compte, c'est une business. Il faut faire de l'argent. Et on se rend compte qu'à Montréal, c'est de plus en plus difficile de faire cela.»

Les clients vont et viennent dans la petite boutique, rue Bernard, où un présentoir de verre recèle de véritables trésors. Cailles tandoori, mousse de foie gras et confiture, fenouil confit au safran, on ne reprochera pas à Ian Perreault d'avoir perdu le goût de cuisiner malgré sa dure expérience dans la restauration.

Son défunt restaurant, Area, a ouvert ses portes en 2000, et il est vite devenu l'une des adresses les plus courues de la métropole. Sa faillite, en 2007, a été accueillie avec consternation. On avait peine à imaginer qu'une adresse si réputée puisse crouler sous le poids de ses dettes.

La salle à manger du Area comptait 70 places, relate Ian Perreault. Pour payer son loyer, ses cuisiniers, ses serveurs et ses aliments, il devait attirer au moins 50 clients par jour. Ceux qui venaient par la suite lui permettaient d'engranger des profits.

À ce défi se greffaient les aléas quotidiens d'une salle à manger. L'erreur du grillardin qui oblige la maison à remplacer un steak mal cuit. La table réservée toute une soirée pour un groupe de huit personnes qui annule à la dernière minute. Il suffisait qu'un client brise sa coupe de vin pour que la maison perde de l'argent avec une table de quatre personnes.

Autrefois, les ventes d'alcool permettaient de compenser ces pertes. Un restaurateur pouvait aller chercher 60% de ses ventes sous forme de boisson. Aujourd'hui, les clients boivent moins, ils prennent le vin au verre plutôt qu'en bouteille. Dans sa dernière année d'opération, 37% des ventes du Area provenaient de l'alcool, 60% venait de la nourriture.

«Je ne travaillerai plus 100 heures par semaine dans un restaurant, affirme le chef, qui tient aujourd'hui Ian Perreault - Prêts-à-manger. Parce qu'en bout de ligne, ça ne m'a pas apporté grand-chose dans la vie.»

Des temps durs

L'Association des restaurateurs du Québec (ARQ) le confirme, les temps sont durs pour l'industrie. Les 19 279 restaurants, traiteurs et bars de la province se livrent une concurrence toujours plus féroce pour attirer la clientèle.

«On a lieu d'être un peu inquiet», reconnaît François Meunier, vice-président de l'ARQ.

Entre 2008 et 2009, les ventes ont augmenté de 3,6% dans les restaurants du Québec, selon le dernier rapport annuel de l'organisme. Mais en tenant compte de l'inflation sur les aliments, elles ont baissé de 0,2%.

Pas moins de 282 restaurants ont déposé leur bilan au Québec l'an dernier, près de la moitié des faillites au Canada. Mais ce n'est que la pointe de l'iceberg, affirme Christian Latour, consultant et professeur au Collège Mérici à Québec. Car généralement, ceux qui éprouvent des difficultés financières préfèrent vendre leur établissement à rabais.

«La plupart du temps, dit-il, le restaurant va fermer au lieu de déclarer faillite parce qu'il a été lancé avec de l'argent prêté par la famille du propriétaire.»

Pire à Montréal

Un premier coup d'oeil aux chiffres de l'ARQ porte à croire que Montréal est la capitale québécoise de la restauration. La région occupe le premier rang pour le nombre d'établissements, le nombre de travailleurs et les ventes totales.

Mais d'autres données sont beaucoup moins reluisantes. La métropole se classe au septième rang pour le nombre d'employés par établissement, et au 15e rang pour le chiffre d'affaires moyen annuel par restaurant.

À Montréal, il y a un ratio de 295 habitants pour un restaurant. Ailleurs au Québec, on compte 406 habitants par établissement. Pour survivre, les restaurateurs de la métropole misent sur les gens d'affaires et les touristes, une clientèle qui a périclité au cours des dernières années, malgré un récent rebond.

Une clientèle qui change

La clientèle locale change ses habitudes, dit François Meunier. La cuisine à la maison est en vogue, comme en témoigne le succès des émissions et des livres des Josée di Stasio, Patrice Demers et Ricardo.

Résultat: les restaurants dits «avec service complet» ont vu leurs ventes chuter de 1% entre 2008 et 2009, toujours en tenant compte de l'inflation. Les restaurants avec comptoirs ont vu leurs ventes augmenter de 4,1% pendant la même période.

Certains y voient un problème, d'autres un défi. Depuis qu'il a été choisi meilleur cuisinier de sa cohorte à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec (ITHQ), Louis-François Marcotte a connu une ascension fulgurante. Il dirige aujourd'hui trois restaurants, le Simpléchic, le Local et le Hangar, qui génèrent un chiffre d'affaires de 10 millions. Il exploite aussi un service de traiteur, sa propre boîte de production et il a publié plusieurs livres consacrés à la cuisine.

L'engouement des Québécois pour la gastronomie est loin d'inquiéter cet entrepreneur, au contraire. Selon lui, la tendance ne fera qu'accentuer la pression sur les restaurants moins compétitifs.

«L'étau se resserre, résume-t-il. Si tu veux faire de la restauration, fais de la bonne restauration honnête et tu vas rester là longtemps.»

Pendant ce temps, rue Bernard, les affaires vont bon train chez Ian Perreault - Prêts-à-manger. Le chiffre d'affaires du comptoir avoisine le demi-million, beaucoup moins que celui du Area. Pourtant, les profits sont tels que le chef termine l'année avec plus d'argent dans ses poches. Et il jouit d'un autre bénéfice, inconnu de la plupart des restaurateurs: deux journées de congé par semaine. Il projette d'ouvrir trois nouvelles succursales dans les prochaines années.

«J'aime ce que je fais, confie-t-il. Mais il y a une différence entre la passion et le commerce.»