À la veille de l'assemblée annuelle des actionnaires de Casey's (CASY), convoitée par Alimentation Couche-Tard (T.ATD.B), La Presse a traversé villages et collines dans la campagne de l'Iowa. Car il n'y a pas meilleur endroit pour comprendre l'attachement des gens du Midwest à cette chaîne de dépanneurs.

Au dépanneur Casey's de la ville d'Albion, à 45 minutes au nord-est de Des Moines, capitale de l'Iowa, Pat Hemming passe la tête par l'entrebâillement de la cuisine. Sans autre formalité, il interpelle Roxane qui s'active aux fourneaux.

Quelle sorte de pizza prépares-tu? lui demande cet homme costaud qui affectionne les croûtes garnies de charcuteries et de viandes.

Pat Hemming pourrait passer pour le propriétaire des lieux, alors qu'il salue tous les clients qu'il croise. D'une certaine manière, il l'est un peu.

Pat Hemming est le maire suppléant d'Albion, petite ville de 600 habitants. À ses yeux, ce dépanneur Casey's représente bien plus qu'un petit commerce où l'on se rend en catastrophe lorsqu'on n'a plus de lait pour son café du matin.

«C'est le centre nerveux de notre communauté», dit cet élu de 57 ans, qui a déménagé à Albion voilà cinq ans en vue de sa retraite. Mais la magnifique maison grise qu'il a bâtie aux côtés d'un étang est la seule construction neuve depuis cinq ans.

Ville centenaire, Albion a connu des jours meilleurs. Avec ses édifices aux fenêtres placardées de contreplaqué, la rue Principale est à moitié à l'abandon. Le restaurant, la quincaillerie et la cour à bois ont tour à tour fermé leurs portes. Casey's tient ainsi lieu de place du village, raconte Pat Hemming. C'est ici que les fermiers discutent de la pluie et du beau temps. C'est ici que l'on vient acheter ses journaux depuis que le Des Moines Register a cessé la livraison à domicile. Et c'est ici que l'on consulte les petites annonces et le calendrier des activités communautaires sur le tableau d'affichage mis à la disposition des clients.

À Albion, Casey's ne fait donc pas que dépanner. Casey's se rapproche du service essentiel. Surtout lorsque la rivière Iowa déborde de son lit et coupe la route 330 qui mène à Marshalltown, obligeant un détour encore plus long pour aller à l'épicerie.

Pat Hemming s'inquiète depuis qu'il a appris que Casey's fait l'objet d'une offre d'achat hostile d'Alimentation Couche-Tard. Même si cette offre échoue, l'aventure pourrait pousser Casey's dans les bras de 7-Eleven, chaîne de dépanneurs de propriété japonaise dirigée depuis le Texas.

Couche-Tard ou 7-Eleven, peu importe à Pat Hemming. Un comptable de Montréal ou de Dallas pourrait rayer Albion de la carte d'un petit trait de crayon.

«Ce qui fait peur aux gens, c'est quand les gros poissons avalent les petits poissons, dit-il. Par la suite, les petites communautés n'ont plus aucune importance pour eux.»

Cette inquiétude est partagée dans la campagne de l'Iowa, des collines paresseuses où les champs de maïs, desséchés par le soleil, contrastaient mardi avec un ciel bleu acier déchiré par l'orage.

Rares sont les petites villes qui n'ont pas leur Casey's. Juste à Marshalltown, population de 2800 habitants, on en compte quatre!

En fait, 6 magasins sur 10 de la chaîne sont situés dans une ville de moins de 5000 habitants. C'est une stratégie délibérée de Casey's de cibler des emplacements snobés ou abandonnés par d'autres détaillants. Et de fidéliser ses clients avec ses pizzas cuites sur place ou ses beignets maison, décorés ces jours-ci aux couleurs de l'Halloween. D'ailleurs, on vend même une pizza avec du «bacon canadien» !

Rentabilité enviée

C'est grâce à ces produits que Casey's affiche une rentabilité qui fait saliver l'industrie. Les ventes autres que l'essence représentent moins du tiers des revenus, mais les trois quarts des profits. La marge de profit brute sur les mets préparés s'est ainsi élevée à 63,8% au cours de la dernière année financière.

C'est la face cachée de la pizza Casey's, vendue 1,89$ la pointe ou 10$ avec deux garnitures. Mais, pour les gens de l'Iowa, les dépanneurs Casey's, avec leurs traditionnelles devantures jaune et rouge, sont d'abord une institution au même titre que les restos St-Hubert au Québec.

Cette affection inspire une certaine loyauté, racontait récemment le Des Moines Register. Au Casey's de Boone, ville d'origine de cette chaîne de 1530 commerces fondée en 1967, Marilyn Ryan travaille aux côtés de son petit-fils, Max Watts, tandis que sa fille gère le Casey's d'Ogden, quelques rues plus loin. Toutefois, lorsque je l'ai appelée, il a été impossible de lui parler, la gérante faisant barrage. À la veille d'une assemblée d'actionnaires cruciale, le siège social a donné pour directive à ses 19 400 employés de refuser les entrevues avec les journalistes.

Cela dit, tout n'est pas idyllique chez Casey's, selon Jim Pollock, éditeur du Des Moines Business Record, hebdomadaire d'affaires respecté. «Même s'ils essaient de projeter l'image d'une entreprise proche de la communauté et de ses gens, ils ont été poursuivis pour avoir forcé leurs gérants à faire des heures supplémentaires non rémunérées», note-t-il.

Il y a un an, Casey's a préféré s'engager à verser 7,3 millions de dollars en dédommagement à quelque 13 000 salariés et ex-employés afin de tuer dans l'oeuf deux recours collectifs pour des heures non rémunérées travaillées entre 2005 et 2008.

La vente appréhendée de Casey's soulève moins de passions que la vente de Maytag en 2006, note Thomas Root, professeur de finances au programme de MBA de l'Université Drake. À la suite d'une série de rappels, ce fabricant d'électroménagers a été racheté par Whirlpool, qui a fermé le siège social et l'usine de Newton, dévastant du même coup cette communauté.

Économie diversifiée

Et l'économie de la grande région de Des Moines est diversifiée. Avec le Principal Financial Group, dont la tour domine la ville, et plusieurs autres assureurs importants, Des Moines est le plus grand centre financier en assurances à l'ouest de Hartford, au Connecticut.

Toutefois, ce n'est rien pour rassurer Gary Heuertz, maire de Polk City, petite ville de 3000 habitants aux abords du lac Saylorville, au nord de Des Moines.

«Je n'ai rien contre les Canadiens. Mais, personnellement, je ne voudrais pas que les profits de mon petit dépanneur partent à l'extérieur de l'État et à l'extérieur du pays.»

Pour joindre notre journaliste: sophie.cousineau@lapresse.ca

LE FEUILLETON DE COUCHE-TARD ET CASEY'S

> 9 mars - Alimentation Couche-Tard présente à Casey's une offre de 36$US l'action au comptant.

> 9 avril - Couche-Tard rend son offre publique et empoche un profit de 10 millions US en vendant près de deux millions d'actions de Casey's au prix de 38,43$US.

> 8 juin Le conseil d'administration de Casey's rejette l'offre pour la deuxième fois.

> 22 juillet - Couche-Tard bonifie son offre à 36,75$US.

> 28 juillet Le conseil d'administration de Casey's rejette la nouvelle offre, annonce un plan de recapitalisation de 500 millions US qui permettra au bout du compte d'acheter 26% des actions au prix de 38$US l'action.

> 1er septembre - Couche-Tard porte son offre à 38,50$US.

> 2 septembre 7-Eleven sonde Casey's avec une offre préliminaire de 40$US l'action au comptant.

> 7 septembre Le conseil d'administration de Casey's rejette l'offre révisée de Couche-Tard et autorise des pourparlers avec 7-Eleven.

> 23 septembre - Casey's tient son assemblée générale annuelle; élection d'un nouveau conseil d'administration.

> 30 septembre Fin prévue de l'offre de Couche-Tard.