Le Canada et les États-Unis sont parvenus tard hier soir à un nouvel accord de libre-échange comprenant aussi le Mexique, après 13 mois de négociations souvent acrimonieuses.

Alors que la menace du président Donald Trump d'imposer des tarifs douaniers de 25 % contre l'industrie automobile canadienne faisait craindre le pire au Canada - une menace qu'il a brandie à nouveau la semaine dernière -, les deux parties ont pu aplanir les différends qui les empêchaient d'accoucher d'une nouvelle mouture de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui s'appellera désormais l'Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC), comme le souhaitait d'ailleurs le président américain.

« C'est une bonne journée pour le Canada. On va en parler demain. On va en parler demain, promis », a lancé le premier ministre Justin Trudeau aux journalistes à l'issue d'une réunion de 90 minutes de son cabinet hier soir pour avaliser les détails de l'entente.

COMPROMIS SUR L'ACCÈS AU MARCHÉ DU LAIT

À quelques heures de l'échéancier de minuit fixé par l'administration Trump, les négociateurs canadiens ont réussi à maintenir le mécanisme de règlement des différends prévu au chapitre 19 de l'accord initial - l'une des principales pierres d'achoppement, a indiqué une source gouvernementale à La Presse.

En échange, le gouvernement Trudeau a accepté d'accorder un plus grand accès au marché canadien du lait pour les producteurs américains, soit l'équivalent de 3,59 % du marché, ce qui constitue un peu plus de parts de marché que les États-Unis auraient obtenues dans le cadre du Partenariat transpacifique s'ils ne s'étaient pas retirés l'an dernier de cet accord commercial conclu en 2015.

Le Canada maintiendra le système de gestion de l'offre pour les produits laitiers, les oeufs et la volaille, mais il se voit contraint d'ouvrir davantage son marché aux producteurs américains.

Tout indique que le gouvernement Trudeau va offrir une compensation financière aux producteurs touchés. Mais cette nouvelle brèche dans la gestion de l'offre, après celle accordée dans le cadre du Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) et l'Accord économique et commercial global (AECG) conclu avec l'Europe, pourrait être mal reçue au Québec, où se trouve près de 50 % de la production laitière au pays, alors que les électeurs se rendent aux urnes aujourd'hui.

Autre pomme de discorde des négociations, l'exception culturelle a aussi été maintenue, à la demande du Canada. Parmi les autres éléments de l'accord, les seuils d'exemption pour les articles exportés au Canada passeront de 20 $ à 100 $.

Les pourparlers les plus ardus ont porté sur la requête du Canada exigeant le retrait des tarifs douaniers imposés en juin par l'administration Trump sur les exportations canadiennes d'acier (25 %) et d'aluminium (10 %). Ce dossier n'était pas encore réglé hier soir.

« UN NOUVEL ACCORD COMMERCIAL MODERNE »

Dans une déclaration commune, diffusée vers 23 h 30, la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, et son homologue américain, le représentant au Commerce Robert Lighthizer, se sont félicités du dénouement de l'impasse.

« Aujourd'hui, le Canada et les États-Unis sont parvenus à un accord de principe, de concert avec le Mexique, sur un nouvel accord commercial moderne et adapté aux réalités du 21e siècle : l'Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC). L'AEUMC offrira à nos travailleurs, agriculteurs, éleveurs et entreprises un accord commercial de grande qualité qui donnera lieu à des marchés plus libres, à un commerce plus équitable et à une croissance économique solide dans notre région », peut-on lire dans la déclaration. 

« L'accord renforcera la classe moyenne et créera de bons emplois bien rémunérés ainsi que de nouvelles opportunités pour près de 500 millions de personnes qui vivent en Amérique du Nord. » - Extrait de la déclaration commune de Chrystia Freeland et de Robert Lighthizer

« Nous sommes impatients de resserrer encore davantage les liens économiques étroits qui nous unissent lorsque ce nouvel accord sera mis en oeuvre. Nous tenons à remercier le ministre mexicain de l'Économie, Ildefonso Guajardo, pour sa collaboration solide au cours des 13 derniers mois. »

En août, le Canada s'est retrouvé isolé quand les États-Unis et le Mexique ont annoncé avoir conclu une entente après cinq semaines de négociations bilatérales. Un grand pan de cet accord portait sur le secteur automobile et les rémunérations des salariés. L'administration Trump souhaite faire adopter la nouvelle mouture de l'ALENA avant que le Mexique n'assermente un nouveau gouvernement, le 1er décembre.

La ministre Chrystia Freeland ainsi que l'ambassadeur du Canada à Washington, David MacNaughton, ont mis les bouchées doubles tout au long de la fin de semaine dans l'espoir de dénouer l'impasse entre les deux camps, échangeant par vidéoconférence à partir d'Ottawa avec leurs négociateurs américains dans la capitale américain, soit le représentant au Commerce Robert Lighthizer et le gendre du président américain Jared Kushner.

L'ALENA, « PIRE ACCORD JAMAIS CONCLU » SELON TRUMP

Donald Trump a affiché dès sa campagne électorale sa haine pour l'ALENA, qu'il a souvent qualifié de « pire accord commercial jamais conclu ». Son élection à l'automne 2016 a entraîné un branle-bas de combat à Ottawa. Le gouvernement Trudeau a remplacé Stéphane Dion par Chrystia Freeland aux Affaires étrangères dès janvier 2017, pour tenter de tisser des liens avec cette nouvelle administration très protectionniste.

Le président a mis peu de temps à passer de la parole aux actes après l'élection. En avril 2017, on a appris que la Maison-Blanche avait préparé un décret en vue de retirer les États-Unis de l'ALENA - geste qui a déclenché la pénible renégociation qui s'étire encore aujourd'hui.

Les procédures ont monopolisé une armée de négociateurs du Canada, des États-Unis et du Mexique à partir de l'été 2017. Donald Trump a haussé le ton à plusieurs reprises, laissant toujours planer la menace d'un retrait américain de l'ALENA ou de l'exclusion d'un de ses deux partenaires d'une nouvelle entente.

Les pourparlers se sont accélérés depuis le mois dernier, après la conclusion d'une entente bilatérale entre Washington et Mexico.

« JE PENSE QUE LE CANADA A FAIT CE QU'IL A PU »

Selon l'économiste Pascal Thériault, chargé de cours à l'Université McGill qui a suivi de près les négociations de l'ALENA, on ne pourra pas accuser le gouvernement Trudeau d'avoir ménagé ses efforts. « Je pense que le Canada a fait ce qu'il a pu », a avancé M. Thériault hier soir, avant l'annonce de la conclusion de l'accord.

M. Thériault, qui est aussi directeur des relations communautaires pour la faculté des sciences de l'agriculture et de l'environnement, n'en revient pas que la question de la gestion de l'offre dans le secteur laitier canadien ait pris une place aussi prépondérante dans la présente négociation. Un « non-sens », croit-il.

Aussi interrogée avant l'annonce, la professeure en droit international à l'Université de Sherbrooke Geneviève Dufour a indiqué que trois éléments devraient être réunis pour que le gouvernement de Justin Trudeau sorte la tête haute en signant un nouvel ALENA : que l'exception culturelle soit maintenue et incluse dans le commerce électronique, qu'un mécanisme de règlement des différends reste en place et que le Canada « ne perde pas trop » sur la gestion de l'offre dans le secteur laitier.

Pour l'heure, l'incertitude créée par la renégociation de l'ALENA a déjà des impacts bien concrets sur l'économie canadienne. Les investissements directs étrangers ont fondu de 26 % l'an dernier, une baisse en partie attribuable au climat actuel. La Banque du Canada a aussi averti cette semaine du risque d'une « spirale inflationniste » si l'accord devait disparaître.

Quelques faits saillants de l'accord

PRODUITS LAITIERS

Le Canada accorde l'équivalent de 3,59 % de son marché aux producteurs laitiers américains.

CHAPITRE 19

Le mécanisme de règlement des différends est maintenu.

EXEMPTION CULTURELLE

Cette clause est maintenue, ce qui signifie que les biens culturels ne seront pas traités comme d'autres biens commerciaux.

NOUVEAU NOM

Dorénavant, l'entente entre les trois pays signataires s'appellera l'Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC).

En chiffres

341,7 MILLIARDS US

Exportations de biens et services américains au Canada

338,9 MILLIARDS US

Importations de biens et services canadiens aux États-Unis

2,8 MILLIARDS US

Surplus commercial des États-Unis envers le Canada

Source : U.S. Bureau of Economics Analysis, données pour 2017

« Un impact énorme », disent les producteurs laitiers

Les Producteurs laitiers du Canada ont réagi à la conclusion de l'entente entre le Canada et les États-Unis. « L'attribution d'un accès additionnel de l'ordre de 3,59 % à notre marché laitier domestique, l'élimination de classes laitières compétitives et les mesures extraordinaires qui limiteront notre capacité d'exporter des produits laitiers auront un impact énorme non seulement pour les producteurs laitiers, mais pour tout le secteur », a déclaré Pierre Lampron, président des Producteurs laitiers du Canada, dans un communiqué.

Chronologie d'une négociation difficile

JANVIER 2017

Donald Trump prête serment et devient le nouveau président des États-Unis. Quelques jours après son arrivée au pouvoir, il annonce qu'il est prêt à renégocier l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). 

AVRIL 2017

Avant même le début formel des négociations, Donald Trump brandit pour la première fois la menace de retirer les États-Unis de l'ALENA. Le président se ravise après avoir eu un entretien avec Justin Trudeau.

AOÛT 2017

Le premier cycle de négociations entre le Canada, les États-Unis et le Mexique a lieu à Washington. Dès la fin de la première ronde, Donald Trump réitère sa menace de déchirer l'Accord de libre-échange nord-américain s'il ne peut obtenir des concessions majeures des autres parties.

JUIN 2018

Alors que les négociations progressent peu, l'administration Trump annonce l'imposition de tarifs douaniers de 25 % contre les exportations d'acier et de 10 % contre les exportations d'aluminium en provenance du Canada et du Mexique, entre autres pays. Donald Trump évoque alors l'idée de conclure des ententes bilatérales avec le Mexique et le Canada.

JUILLET 2018

Le Mexique et les États-Unis amorcent des négociations pour moderniser l'ALENA sans le Canada. Le secteur de l'automobile arrive en tête de liste des sujets de négociations.

27 AOÛT 2018

Après plus de cinq semaines de négociations, les États-Unis et le Mexique annoncent qu'ils ont conclu un accord pour renouveler l'ALENA sans le Canada. Le secteur de l'automobile est au coeur de cette entente. 

28 AOÛT 2018

La ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland interrompt une visite officielle en Europe et se rend d'urgence à Washington avec l'équipe de négociateurs canadiens pour tenter de trouver un terrain d'entente avec les Américains.

31 AOÛT 2018

Après quatre jours de pourparlers intenses, Chrystia Freeland annonce qu'il a été impossible d'aplanir les différends qui subsistent entre le Canada et les États-Unis, notamment sur la gestion de l'offre et le maintien du mécanisme de règlement des conflits commerciaux dans les délais impartis par l'administration.