Tandis que le Canada doute du sérieux des Américains à vouloir renouveler l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), des études américaines démontrent que l'abrogation de l'accord serait lourde de conséquences pour l'économie des États-Unis.

Sérieux, les Américains ?

Les négociateurs canadiens ne sont toujours pas convaincus du sérieux des Américains à vouloir moderniser l'ALENA, alors que les pourparlers entraient hier dans leur portion la plus litigieuse.

Les prochains jours seront « déterminants » pour l'avenir des discussions, a confié à La Presse une source gouvernementale canadienne au fait des pourparlers, qui a requis l'anonymat. Ils permettront de jauger si les négociateurs américains semblent vraiment ouverts à entendre les propositions du Mexique et du Canada, ou s'ils restent plutôt campés sur les positions protectionnistes dictées par l'administration Trump.

Mardi, le négociateur en chef du Canada, Steve Verheul, a indiqué en point de presse qu'il présenterait des solutions « créatives » aux Américains sur les sujets les plus chauds. Parmi ceux-ci, on compte les règles d'origine dans le secteur automobile, qui ont commencé hier à faire l'objet de pourparlers officiels.

« Frustration »

La sixième ronde de négociation de l'Accord de libre-échange nord-américain se déroule depuis mardi dans un hôtel de Montréal. Notre source a fait état d'une bonne part de « frustration » de la part des Canadiens aux tables de négociation jusqu'à maintenant. Elle souligne la difficulté d'obtenir des ententes même sur les enjeux jugés « faciles à régler », comme l'énergie, ce qui fait craindre une certaine inflexibilité américaine dans les dossiers les plus corsés.

Washington insiste entre autres pour faire passer de 62,5 % à 85 % le contenu nord-américain requis dans les véhicules afin que ceux-ci soient exemptés de tarifs douaniers. La Maison-Blanche souhaite aussi un minimum de 50 % de pièces fabriquées aux États-Unis, une demande jugée irréaliste par le Mexique et le Canada.

Les négociateurs américains veulent aussi imposer une clause « crépusculaire » qui entraînerait une renégociation automatique de l'ALENA tous les cinq ans.

Propositions canadiennes

Selon Reuters, les négociateurs canadiens ont suggéré hier à leurs homologues américains des solutions pour faire grimper le pourcentage de contenu nord-américain dans les véhicules, en incluant les logiciels et autres composants informatiques dans le calcul.

Des propositions canadiennes devaient aussi être déposées sur le mécanisme de règlement des différends au sein de l'ALENA, que l'administration Trump souhaite affaiblir, rapporte La Presse canadienne.

De Montréal à Davos

Les négociateurs en chef des trois pays ont évité les journalistes à Montréal hier. Les commentaires officiels sur l'ALENA sont plutôt arrivés en provenance du Forum économique de Davos, où le secrétaire américain au Commerce a soufflé le chaud et le froid.

En entrevue à CNBC, Wilbur Ross a affirmé qu'il croyait que la négociation avait de « bonnes chances » de porter ses fruits. Plus tôt en journée, il a déclaré que le premier ministre Justin Trudeau avait utilisé son discours pro-libre-échange de la veille à Davos « pour mettre un peu de pression sur les États-Unis dans les pourparlers de l'ALENA ».

Justin Trudeau et son ministre des Finances Bill Morneau ont continué de défendre l'ALENA toute la journée hier à Davos en rencontrant notamment des chefs d'entreprise américains de haut niveau.

Les pros de la négo

Les négociateurs en chef nommés par le Canada, les États-Unis et le Mexique doivent faire avancer un paquebot dont ils ne sont pas les capitaines, avec une visibilité réduite. Qui sont ces hauts fonctionnaires à qui l'on confie autant de responsabilités ?

Canada - Steve Verheul

Fils d'un marchand de matériel agricole de l'Ontario, Steve Verheul est sorti des discussions sur l'Accord de libre-échange entre le Canada et l'Europe pour plonger aussitôt dans la renégociation de l'ALENA. Professionnel de la négociation, il a participé aux pourparlers qui ont mené à la création de l'Accord de libre-échange nord-américain. Pendant 20 ans, il a travaillé au ministère de l'Agriculture à Ottawa et a contribué à la négociation de la première version de l'ALENA. Calme et posé, il est connu pour son visage impassible qui en fait un redoutable négociateur.

États-Unis - John M. Melle

On n'a pas encore vu le négociateur en chef américain, John Melle, s'exprimer publiquement à Montréal. Spécialiste des politiques publiques et diplômé de l'Université du Michigan, le très discret John Melle a commencé sa carrière au ministère américain de l'Énergie. Il travaille au Bureau du représentant américain au commerce depuis 1988, et depuis 2011, il est responsable des politiques commerciales des États-Unis pour l'hémisphère ouest, ce qui inclut les accords commerciaux avec le Canada et le Mexique, mais aussi le Chili, l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud. Il est réputé pour sa connaissance encyclopédique des accords commerciaux et pour son opinion favorable à l'ALENA.

Mexique - Kenneth Smith Ramos

Comme ses vis-à-vis, Kenneth Smith Ramos a une connaissance intime de l'accord qui est actuellement disséqué à Montréal. Il a commencé sa carrière dans l'équipe mexicaine qui a négocié l'ALENA il y a 24 ans. En poste à Washington, il est actuellement responsable du commerce et de l'ALENA au ministère de l'Économie du Mexique. Kenneth Smith Ramos est diplômé des universités américaines Georgetown et Johns Hopkins et il s'exprime aisément en anglais, en français et en espagnol. Lui aussi connaît bien le secteur agricole, pour avoir été coordonnateur aux affaires internationales au ministère mexicain de l'Agriculture.

- Un texte d'Hélène Baril

L'intérêt des Américains se réveille

À mesure que l'échéance pour renouveler l'ALENA se rapproche, les analyses de l'impact qu'aurait la disparition de l'accord sur l'économie américaine se font plus nombreuses et plus alarmantes.

Au moins 1,8 million d'emplois disparaîtraient pendant l'année suivant la fin de l'accord commercial, estime ainsi une étude réalisée à la demande de Business Roundtable, regroupement des plus grandes entreprises américaines qui emploient en tout 16 millions de personnes.

En plus des pertes nettes d'emplois, la fin de l'ALENA et le retour des tarifs réduiraient la croissance américaine de 0,6 % par année pendant au moins les cinq premières années. Les auteurs de l'étude estiment que la compétitivité de l'économie américaine serait réduite et que le PIB resterait inférieur de 0,2 % à ce qu'il aurait été avec l'ALENA, et ce, de façon permanente.

Quelques jours plus tôt, une autre étude relayée par le site américain Inside U.S. Trade prévoyait un « choc brutal » à court terme pour l'économie des États-Unis en cas de disparition de l'ALENA. Dans l'année qui suivrait, le PIB croîtrait de 1,5 % plutôt que de 2 %, estime la firme spécialisée Oxford Economics. La perte nette d'emplois serait limitée à 300 000, et l'économie américaine pourrait se rétablir du choc en quelques années.

La fin de l'accord ne réduirait toutefois pas le déficit commercial des États-Unis, ce qui est l'objectif principal de l'administration Trump, selon Oxford Economics.

Plus au courant

Au Canada, on ne compte plus les études qui comptabilisent les pertes d'emplois et soupèsent les impacts négatifs de la fin éventuelle de l'ALENA. Avant même l'élection de Donald Trump, ses déclarations en campagne électorale avaient déclenché une avalanche de rapports et d'analyses venant de tous les horizons.

Il n'y a eu rien de tel aux États-Unis, souligne Angelo Katsoras, analyste géopolitique à la Banque Nationale, parce que c'est moins important pour eux. « À côté, le Canada est une petite souris. Ça devient une obsession pour un petit pays. »

Avec le temps, et avec tous les efforts déployés par les élus et les milieux d'affaires canadiens pour sensibiliser les Américains à ce sujet, il est normal que l'opinion publique s'intéresse davantage à l'ALENA.

Selon Angelo Katsoras, toutes ces études indiquent surtout que les trois pays sont condamnés à s'entendre. Les États-Unis souffriraient moins que le Canada et le Mexique advenant la fin de l'ALENA, dit-il, mais ils souffriraient quand même. « Le Mexique sombrerait dans la récession, ce qui aurait beaucoup d'énormes impacts négatifs aux États-Unis et qui pourrait leur coûter cher », explique-t-il.

« Le président n'a pas besoin de mettre fin à l'accord, estime l'analyste. Il peut imposer les droits de douane et les quotas qu'il veut sans l'accord du Congrès. »

- Un texte d'Hélène Baril