Le stratagème de fixation des prix du pain qui a récemment éclaté au grand jour, après 14 années d'existence, ne surprend pas les experts, qui préviennent que ce genre de pratique est à la fois courante et alléchante à travers le pays.

Les bénéfices que les compagnies peuvent en retirer, disent-ils, pèsent nettement plus lourds que les pénalités dont elles pourraient écoper et que la perte de confiance des consommateurs.

Les géants George Weston et Compagnies Loblaw ont admis mardi avoir participé à un tel stratagème entre la fin de 2001 et le début de 2015. Ils prétendent avoir averti le Bureau de la concurrence lorsqu'ils ont découvert l'existence de ces manoeuvres, en retour d'une immunité qui leur permet d'échapper à d'éventuelles accusations criminelles et autres pénalités.

Selon des documents déposés en cour, l'agence fédérale enquête aussi sur une possible participation de Canada Bread, Walmart, Sobeys, Metro et Tigre géant, en plus «d'autres personnes connues et inconnues».

On ne dispose que de peu de détails concernant l'enquête et aucune accusation criminelle n'a encore été portée.

Plusieurs de ces compagnies ont dit croire qu'elles et leurs employés n'ont pas enfreint la loi, et qu'elles collaborent pleinement avec l'enquête.

«Les stratagèmes de fixation des prix sont en fait très courants», a dit Jim Brander, un professeur de l'Université de la Colombie-Britannique.

Pour les épiciers, dont les marges sont très minces, une hausse même modeste des prix peut générer des profits importants, explique-t-il.

Entre 2001 et 2015, l'Indice des prix à la consommation (IPC) pour le pain et les produits semblables a bondi de 96%, selon Statistique Canada. En comparaison, pendant la même période, l'IPC pour tous les aliments achetés en épicerie a progressé de 45%.

Historiquement, les amendes dont risquaient d'écoper les compagnies étaient insignifiantes comparativement aux profits qu'elles pouvaient engranger, a dit M. Brander, donc la menace de pénalités n'avait pas un grand effet dissuasif.

Les pénalités pour complot - qui englobent les stratagèmes de fixation des prix - prévoient des amendes qui peuvent atteindre 25 millions de dollars et jusqu'à 14 ans de prison, ou les deux. Les pénalités précédentes étaient de 10 millions et cinq ans.

Les accusations portées récemment par le Bureau de la concurrence relativement à un stratagème de fixation dans l'industrie du chocolat ont éventuellement été abandonnées. Plusieurs individus ont aussi été accusés et mis à l'amende en lien avec un cartel des prix de l'essence au Québec.

Le fait que les principales épiceries du Canada aient pu passer sous le radar pendant 15 ans démontre à quel point il est difficile de repérer de tels stratagèmes, remarque Fred Lazar, un enseignant de l'Université York.

«Le Bureau de la concurrence a besoin de les prendre en flagrant délit, a-t-il dit. Une note interne, une lettre, quelque chose dans un ordinateur qui indique essentiellement, 'Oui, vous savez, mon concurrent et moi coopérons et nous gonflons les prix'.»

Sans ça, dit-il, l'agence fédérale peine à prouver qu'il y a collusion.

Plusieurs employés d'une compagnie, notamment ceux dont les salaires sont associés à sa performance financière, pourront être tentés de fixer les prix pour augmenter ses profits, a expliqué M. Brander.

Ces individus se rencontrent lors d'événements, comme une conférence, ou ils peuvent simplement décrocher le téléphone et appeler leur rival.

«On ne dira pas au téléphone ou on n'enverra pas de texto qui dit, 'Fixons les prix', dit M. Brander. Mais on peut inviter l'autre à manger.»

Le Bureau de la concurrence a publié des extraits de conversations enregistrées lors de son enquête sur les prix de l'essence au Québec. On entend clairement un des participants dire à un autre que le prix passera à 95,4 cents/lire à 10 h.

Les détaillants éclaboussés par la nouvelle affaire ont probablement choisi de manipuler le prix du pain, au lieu de celui d'un autre produit, en raison du faible nombre de joueurs, selon M. Lazar.

Le Canada ne compte que quelques grossistes du pain, comme la division de boulangerie de George Weston et Canada Bread, et seulement une poignée d'épiceries d'envergure nationale.

«S'il y avait dix ou vingt fournisseurs qui approvisionnaient tous ces supermarchés, le risque de collusion serait beaucoup moindre», a dit M. Lazar.

Il estime qu'il est peu probable qu'un tel stratagème touche le prix d'autres produits, puisque les domaines sont rares où on retrouve si peu de fournisseurs, dont un qui est la propriété de la société mère d'un titan comme Loblaw.

George Weston et Loblaw sont confiants qu'aucune entente du genre ne touche d'autres de leurs produits.

Il est aussi peu probable de voir les consommateurs déserter les compagnies concernées, selon M. Brander, puisque les consommateurs ont la mémoire courte.

La manière dont les compagnies gèrent la situation pourrait même rehausser la confiance de leurs clients, croit-il. Loblaw et George Weston affirment avoir informé le Bureau de la concurrence dès qu'ils ont découvert le stratagème, et Loblaw offre aux clients admissibles une carte-cadeau de 25 $ en indemnisation.

«Je ne pense pas que la perte de confiance des consommateurs trône très haut sur la liste des grandes inquiétudes associées à cette affaire», a ajouté M. Brander